Gilles : Je ne connaissais Rilke qu'au travers de ses fameuses "Lettres à un jeune poète".
Critique 1 :
Rilke est né à Prague, et y a vécu, mais était germanophone. Dans une ville où la majorité parlait plutôt le Tchèque, langue plus jeune, moins noble et forcément plus rattachée à l'identité pragoise et aux questions nationalistes. Et ces "Histoires pragoises" sont donc le récit de vie de quelques Tchèques, mêlés à ces problèmes de construction de la nationalité tchèque et d'épanouissement d'une culture propre, avec en toile de fond la ville de Prague, son café national, sa cathédrale et son pont Charles. Tout en restant relativement neutre vis-à-vis des problèmes politiques, bien qu'ils fassent partie intégrante des intrigues, Rilke aborde donc le mépris allemand vis-à-vis de la naissante culture tchèque, mais aussi les révoltes tchèques, et les abus de certains révolutionnaires.
Mais tout cela n'est qu'un contexte, intéressant, pour les deux nouvelles qui constituent ces histoires. Tragiques et romantiques, celles-ci narrent les histoires d'hommes dotés de lourds fardeaux : le Roi Bohusch est d'une laideur repoussante, mais a des idées intéressantes, l'étudiant Rezek est ambitieux, mais frustré par l'hypocrisie des milieux intellectuels tchèques et en arrive à exploiter les rêves des jeunes naïfs, Louisa et sa famille sont des immigrés assez pauvres touchés par de nombreux malheurs. Pourtant, Rilke ne tombe pas dans le naturalisme, et sa fâcheuse propension au misérabilisme, et en bon romantique, met plutôt en exergue la grandeur des émotions ressenties, la beauté de la ville, de la nature et de la condition humaine sous certains aspects, ainsi que l'aspect tragique qui y est lié. La mort, chemin facile vers le pathos bien lourd, est ici souvent abordée en vitesse, et avec beaucoup de poésie, comme quand on dit d'un personnage qu'il change trois fois de lieu de résidence en trois semaines, passant de sa chambre à l'hôpital, puis à un petit coin de terre de trois mètres sur deux au cimetière. C'en devient presque léger et beau.
Et on revient au gros problème de Rilke : il a écrit principalement de la poésie, et ça se ressent quand on lit ce genre de récits, hybride entre le roman et le genre poétique : chaque action banale est un prétexte pour une description originale, une métaphore géniale ou une introspection puissante, et là où certains échouent en la matière, rendant leur récit lourd et leur poésie forcée, Rilke parvient justement à créer des histoires aussi puissantes que décousues, où nombre de digressions finissent par prendre sens et où chaque page se relit volontiers deux fois pour être pleinement appréciée.
Critique 2 :
Dans ce petit opuscule, dégotté dans une bouquinerie de Bécherel, destiné à être donné aux clients qui achètent d’autres produits de la même collection, l’éditeur a réuni deux histoires, deux récits qui pourraient être aussi des nouvelles. Ces deux histoires ont, en point commun, d’avoir pour toile de fond la grave question qui agite la jeunesse pragoise au tournant des XIX° et XX° siècles et qui débouchera sur les conflits apocalyptiques que nous connaissons maintenant, la question des nationalités tchèques et allemandes qui cohabitent assez difficilement à cette époque à Prague. Les jeunes font couramment le coup de poing dans certains lieux stratégiques que les guides de voyage ne manquent de vous signaler lors des visites de cette magnifique ville.
Dans la première, histoire, Le Roi Bohusch, un nain laid et disgracieux, qui côtoie une bande d’artistes et d’intellectuels sans jamais pouvoir émettre son avis, est fortement contrarié par cet ostracisme qui le condamne à se réfugier dans un riche imaginaire qu’il a construit à partir de ses souvenirs d’enfance avec une fillette du Palais Hradcani qui a étrangement disparu, dans un couvent diront certains. Quand il apprend un secret qu’il ne devrait pas connaître, le nain est confronté à une terrible tentation : comment taire la seule chose qui pourrait lui permettre d’exister vis-à-vis des autres.
La seconde histoire raconte la vie d’un frère et d’une sœur qui, après l’assassinat de leur père forestier d’un prince, se sont réfugiés à Prague avec leur mère et leur vieille servante. La fille ramène avec elle les fantômes qu’elle a imaginés en visitant le château local et le fils découvre l’hostilité des Tchèques envers les Allemands qu’il essaie de comprendre. Le destin fera que le sort de ces deux êtres soit absolument contraire comme si le sacrifice de l’un pouvait acheter le bonheur de l’autre.
Ces deux courts récits de jeunesse sont intéressants car ils montrent comment Rilke, fils de l’aristocratie allemande de Prague, prenait parti dans le conflit qui oppose les deux communautés. Sa position pourrait certainement un peu choquer aujourd’hui, il ne comprenait pas ce qui gênait les Tchèques, « … il croyait vraiment remarquer l’empreinte d’une oppression, d’un esclavage. Mais lorsqu’il regardait de plus près, il s’apercevait, à sa grande déception, que ce qui pesait sur ces épaules, c’était le joug de la pauvreté et de la misère, et non celui de la servitude. » Et il va même un peu plus loin en laissant entendre que les Slaves appartiennent à une ethnie ramollie en racontant comment le chef des insurgés recrute ses ouailles : « Et sa loi trouvait des disciples dans ce peuple slave plein de mollesse, qui se perd soi-même et se renie en perdant ses trésors de sentiment. » Il ne faut toutefois pas perdre de vue que ces récits sont des écrits de jeunesse et que Rilke a pu avoir un autre avis plus tard. Mais, tout de même, on connait le chemin que de telles idées ont emprunté tout au long du XX° siècle.
Rilke a pris soin de se placer du côté des Tchèques pour ne pas choquer et adopter la position des nationalistes mais, en fait, c’est pour mieux faire passer le message des Allemands. « Les Allemands sont partout et il faut haïr les Allemands. Je vous le demande, pourquoi cela ? La haine attriste. » Il voudrait ainsi stigmatiser la puérilité du combat des nationalistes qui n’a aucun sens car les deux communautés peuvent très bien vivre en bonne harmonie, mais à la seule condition que les Tchèques acceptent de courber l’échine devant les Allemands comme la mère du frère et de la sœur devant la noble Allemande qui lui fournit de l’ouvrage.
Il reste, tout de même, que ces courts récits annoncent déjà le grand écrivain que fut Rilke, sa maitrise de la construction, du vocabulaire, son style, son art de digresser, de divaguer, de promener le lecteur dans la ville, pour en fin réunir tous les éléments qu’il a semés dans une histoire forte qui porte en elle bien des prémices des tristes jours à venir. Et comment lire cela : « … j’estime qu’il est nécessaire que l’on hisse un homme de temps en temps au-dessus des autres, pas trop haut… », sans faire un raccourci, peut-être scabreux, je le concède, avec ce que l’histoire nous a montré.
Extraits
Cette solitude dans laquelle je me suis affermi depuis vingt ans ne saurait devenir une exception, un "congé" que je devrais quémander, sur présentation de justifications diverses, auprès d'un bonheur surveillant. Je dois vivre en elle sans limitations. Elle doit rester la conscience fondamentale où je puisse toujours revenir, non pas dans l'intention de lui extorquer sur l'instant, tout de suite, tel ou tel gain, non pas dans l'espoir qu'elle me soit fructueuse ; mais involontairement, discrètement, innocemment : comme au lieu qui est le mien.
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Notre peuple est encore dans l’enfance. Souvent, je me dis que notre haine pour les Allemands n’est pas du tout politique, mais plutôt , comment dirais-je…humaine. Notre ressentiment ne provient pas de ce que nous sommes contraints de partager notre patrie avec les Allemands, mais de ce que nous grandissons sous la coupe d’un peuple adulte, et c’est cela qui nous rend tristes. C’est l’histoire de l’enfant qui grandit auprès de parents trop âgés. Il apprend à sourire avant d’avoir pu rire.
...
- Ces gens-là devraient plutôt être fiers de notre peuple. Mais croyez m’en ils ne savent rien les uns des autres, ni le peuple d’eux, ni eux du peuple. Je vous le demande, que sont-ils donc ? Sont-ce des Tchèques ? Regardez n’importe lequel d’entre eux. Karas écrit dans des journaux allemands sur notre art. Et notre art, qu’est-ce ? Des chansons peut-être, comme les pourrait chanter ce peuple tout jeune, sain et à peine éveillé ? Des récits sur sa force son courage et sa liberté ? Des images de son pays ? Jamais de la vie.
De cela ces messieurs ne savent absolument rien.
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