top of page

Mrs Dalloway (Woolf, Virginia)

Gilles : Après "La promenade au phare" et "Orlando" , c'est le troisième livre de Virginia Woolf que je lis. Les 2 premiers étaient déjà très plaisant. Celui-ci est encore plus remarquable. A mi-chemin entre Proust (par la société du cœur de Londres qu'elle décrit) et Joyce (par le récit qui se déroule sur une journée), l'écrivaine nous invite à une promenade légère nous faisant ressentir progressivement au fil des petits événements de la journée la société anglaise de l'époque, le temps qui passe, le destin de chacun ... Le style est limpide, poétique et entraînant pour le lecteur. Livre incontournable.


Critique : Maîtrise d'un style de grande classe, allégresse, élan poétique, voilà les premières impressions que j'en ai retirées. La fluidité des impressions, le flux de conscience, le fameux "stream of consciousness" qui traverse les quelques personnages du roman, relatent "vingt-quatre heures de la vie d'une femme", Clarissa Dalloway, une élégante quinquagénaire londonienne de la grande bourgeoisie. La technique romanesque est entièrement novatrice. Tout se passe dans la tête des personnages, que nous ne découvrons pas par le biais d'une analyse psychologique, mais par le flux d'impressions, de pensées, de sentiments dont ils sont le réceptacle, le tout écrit à la 3ème personne, sans presque jamais utiliser le « je ». Le roman se déroule en une seule journée, sans pauses ni chapitres, dans une évocation impressionniste du ressenti des personnages gravitant presque tous autour de Mrs Dalloway. Seuls Septimus Warren Smith et sa femme Lucrezia, qui se promènent eux aussi dans Londres, n’appartiennent pas à l’entourage de l’héroïne. Mais entre la mondaine un peu snob, à l'esprit d'observation satirique bien aiguisé, aux souvenirs nostalgiques, et le jeune employé revenu indemne et marié de la 1ère guerre mondiale, mais de plus en plus fragile mentalement, quoi de commun ? Rien, si ce n'est de vivre dans la même ville et de se croiser fortuitement. Clarissa est le versant lumineux du livre, avec ses interrogations sur ses amours et ses choix passés, ses doutes sur l'homme qu'il lui aurait fallu, le raisonnable Richard, qui la rend pourtant très heureuse, ou le fantasque et original Peter Walsh, un gentleman certes, mais un peu raté, un peu puéril, avec ses amours déraisonnables, la nostalgie aussi de son amitié amoureuse de jeunesse pour Sally, si vive, si brillante. Elle est à un âge où elle séduit encore, mais où la relève des générations est incarnée par sa fille Elizabeth, dix-sept ans, à la beauté naissante. Cette belle journée de juin s'ouvre sur l'agréable perspective de la réception du soir, mais elle est aussi, avec le passage des heures, le moment d'un bilan sur sa vie passée, rappelée par le retour de Peter. Septimus, quant à lui, en est le côté sombre et tourmenté. Frappé par un délire de plus en plus envahissant, à la consternation de sa femme amoureuse et attentive, il représente la souffrance de l'instabilité mentale, du monde mouvant des hallucinations et des angoisses, des fantômes et des hantises, nées en partie du traumatisme de la guerre, avec les apparitions de son lieutenant mort au front. Les soins qui lui sont dispensés par deux redoutables praticiens dépourvus de toute empathie et prônant la normalité et l'isolement, réparateur selon eux, mais qui couperait Septimus de l'amour et de la présence de Lucrezia, vont s’avérer plus que néfastes. Tout autour bruit la vie londonienne dont on sent l'auteur amoureuse. La beauté des parcs, les cérémonies et monuments, les aéroplanes dans le ciel et les sommités dans leur automobile privée, les beaux quartiers et ceux plus ordinaires où vivent les gens simples, les jolis magasins où s'étale le luxe, les défilés martiaux, mais aussi les gens, les jeunes, qui sortent le soir dans une atmosphère de fébrilité heureuse, sous le timbre grave des heures de Big Ben qui retentissent par cercles successifs sur toute la capitale, tout un monde citadin épanoui et attirant est ainsi évoqué, non sans que soient critiqués certains aspects politico-militaires de l'Empire britannique, comme on le remarque dans les portraits satiriques de Hugh Whitbread ou de Lady Bruton. La soirée voit les deux personnages de Clarissa et de Septimus croiser virtuellement leur problématique de l'existence : faut-il embrasser la fuite hors du monde, étreindre dans la mort ce centre intérieur inaccessible que les futilités et distractions mondaines font oublier, ou faut-il continuer ? Avoir confiance surtout dans l’importance du sentiment ? Le roman se conclut sur ce questionnement, qui est celui sur le sens de la vie, du temps et de la mort. Il serait erroné, à mon sens, et d'interpréter cette œuvre à la lumière des éléments biographiques connus de la vie de Virginia Woolf. Certes elle a une connaissance intime de la maladie mentale, mais son opus dépasse de beaucoup cette analyse réductrice. L'intelligence, la sensibilité, l'humour, la poésie, la splendide beauté du style sont là, et ce sont tous ces atouts qui rendent "Mrs Dalloway" inoubliable et superbe. Il ne faut pas hésiter à lire les grands auteurs, Cervantès, Tolstoï, Gogol, Svevo, Pirandello, Woolf. Les classiques, c'est la grande classe .



Extraits


Etonnant, incroyable ; elle n'avait jamais été aussi heureuse. Rien ne pouvait être assez lent ; rien ne pouvait durer trop longtemps. Il n'y avait pas de plus grand plaisir, pensa-t-elle en redressant les chaises, en repoussant un livre sur l'étagère, que d'en avoir fini avec les triomphes de la jeunesse, après s'être perdue à force de vivre, que de trouver le bonheur, dans un choc délicieux, quand le soleil se levait, quand le jour finissait.



Elle avait lu une pièce merveilleuse sur un homme qui écrivait en grattant le mur de sa cellule, et elle avait trouvé qu'il en allait de même dans la vie — on grattait un mur. Désespérant de relations humaines (les gens étaient si difficiles), elle allait souvent dans son jardin pour trouver dans ses fleurs une paix que ni homme ni femme ne pouvait lui donner.



C'était possible, pensa Septimus en regardant l'Angleterre par la fenêtre du train quand ils quittèrent Newhaven ; possible que le monde lui-même n'ait pas de sens.



C'était terrible à avouer [...], mais à l'âge qu'il avait atteint, cinquante-trois ans, on n'a pour ainsi dire plus besoin des gens. La vie seule, chaque instant, chaque goutte de la vie, ici, en ce moment, maintenant, au soleil, à Regent's Park, c'était suffisant. Trop, même. Une vie entière ne suffisait pas, maintenant qu'il en avait acquis le pouvoir, pour en faire ressortir toute la saveur ; pour en extraire chaque grain de plaisir, chaque nuance de signification ; qui l'un et l'autre étaient tellement plus denses qu'autrefois, tellement moins personnels. [...] Si l'on était honnête, chacun dirait la même chose ; après cinquante ans, on n'a plus besoin des gens ; on n'a plus besoin de dire aux femmes qu'elles sont jolies.


Dernières parutions
Tags
Catégories
bottom of page