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Les Vagues (Woolf, Virginia)


Gilles : Livre très stylisé de Virginia Woolf. L'alternance d'interludes de description de paysages maritimes et des monologues des 6 personnages en lien avec un 7ème décédé, qui résonnent avec les flux et reflux de l'eau, est très réussie. Le procédé fonctionne toujours et ne rend pas ce livre daté. A l'arrivé cela reste un livre assez unique dans son genre qui atteint la même qualité que "Mrs Dalloway" ou "La promenade au phare".


Critique : Les vagues est une oeuvre d'une extrême originalité narrative. Elle est constituée de neuf moments dans la vie de six personnages. Entre chaque période de vie, un paysage maritime se fait la métaphore de notre existence. Nous le découvrons du lever au coucher du soleil. La vie des différents personnages nous est connue par leurs pensées. le récit ne se fait que par ces monologues intérieurs qui se suivent, se croisent comme le ressac des vagues. Les pensées sont au départ courtes mais elles s'étoffent au fur et à mesure. Les personnages acquièrent une voix reconnaissable et nous suivons leurs évolutions. Les six personnages se rencontrent à l'école, ils se suivent à l'université puis les chemins se séparent avec le travail, le mariage, les enfants. Ils se retrouveront pourtant à plusieurs reprises et notamment pour le départ en Inde d'un septième personnage : Percival. Nous n'entendons pas la voix de ce dernier et pourtant c'est celui qui lie les autres, qui les unit pour la vie. "Mais ici et maintenant, dit Bernard, nous sommes rassemblés, à un instant donné, à cet endroit donné. Nous sommes entraînés dans cette communion par une émotion commune, profonde. Allons-nous, par commodité, appeler ça "l'amour" ? Et dire "l'amour de Percival" parce que Percival part pour l'Inde ?" La voix de Bernard ouvre le roman, c'est un conteur. Il joue avec les mots, invente sans cesse pour plaire à ses amis. Bien qu'il ait du mal à terminer ses récits, c'est lui seul qui achèvera "Les vagues", lui qui nous raconte la fin de l'histoire, la sienne et celle de ses camarades. Il y a également Louis qui est complexé par son accent australien. Son père ayant fait faillite, il ne pourra pas suivre les autres à l'université. Il en éprouve de la rancoeur et une puissante soif de revanche. Neville est un rêveur, un poète. Il est amoureux de Percival depuis toujours. Rien ne compte plus que l'amour pour Neville. Susan aime la vie à la campagne, elle s'empresse d'y retourner pour se marier et avoir des enfants. Elle y vit un bonheur simple en communion avec la nature. La belle et étourdissante Jinny suscite bien des jalousies dans le monde. Son indépendance lui cause malgré tout bien des solitudes. Enfin, Rhoda est la plus émouvante, la plus fragile. Elle cherche son identité, se dit "sans visage" et se perd dans la foule. "Les vagues" est bien entendu une réflexion sur le temps qui s'enfuit, sur les souvenirs, sur les blessures causées par l'absence ou la mort. Au fil des pages, les six personnages se rendent compte de ce qu'ils ont raté, de ce qu'ils auraient pu être. Se dégage de ces monologues une forte émotion, une prenante mélancolie. Tout en se dévoilant, chacun prend vie, prend de l'épaisseur et devient attachant. le livre est d'une beauté, d'une poésie rares. J'ai beau connaître l'ampleur du talent de Virginia Woolf, j'ai encore été bluffée par son originalité, son intelligence et sa maîtrise de la narration. "Les vagues" est une oeuvre absolument magistrale.


Extraits

Tout effort vers la connaissance est vain. Tout n’est qu’expérience et qu’aventure. Sans cesse, nous formons de nouveaux mélanges avec des éléments inconnus.


Pourtant, la vie est supportable, la vie a de bons moments. Lundi est escorté par mardi, puis mercredi leur succède. l'esprit s'élargit d'année en année comme le tronc d'un chêne; le sentiment du moi se fortifie ; la douleur même se fond dans la sensation de cette continuelle croissance. Les soupapes de l'esprit s'ouvrent et se ferment sans cesse avec une précision musicale de plus en plus parfaite; la hâte fébrile de la jeunesse trouve son emploi, et tout l'être semble manœuvrer avec la perfection d'un mécanisme d'horloge. Avec quelle rapidité le flot nous porte de janvier à décembre. Nous sommes entraînés par le torrent des choses; et ses choses nous sont devenues si familières que nous n'apercevons pas leur ombre. Nous flottons sur la surface du fleuve.


Ecoutez. Il y a un bruit qui ressemble au choc des wagons sur une voie de garage.C'est l'enchaînement heureux des événements qui se suivent dans nos vies. Toc, toc, toc. Il faut, il faut, il faut. Il faut partir, il faut dormir, il faut se réveiller, il faut se lever - mots sobres, miséricordieux, que nous feignons de traîner dans la boue, que nous serrons tout contre notre coeur, sans lesquels nous serions perdus. Comme nous l'adorons ce bruit qui ressemble au choc des wagons sur une voie de garage !


Chaque vague se soulevait en s'approchant du rivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d'écume blanche. La houle s'arrêtait, puis s'éloignait de nouveau, avec le soupir d'un dormeur dont le souffle va et vient sans qu'il en ait conscience. Peu à peu la barre noire de l'horizon s'éclaircit : on eût dit que de la lie s'était déposée au fond d'une vieille bouteille, laissant leur transparence aux vertes parois de verre. Tout au fond, le ciel lui aussi devint translucide comme si un blanc sédiment s'en était détaché, ou comme si le bras d'une femme couchée sous l'horizon avait soulevé une lampe : des bandes de blanc, de jaune, de vert s'allongèrent sur le ciel comme les branches plates d'un éventail. Puis la femme invisible souleva plus haut sa lampe ; l'air enflammé parut se diviser en fibres rouges et jaunes, s'arracher à la verte surface dans une palpitation brûlante, comme les lueurs fumeuses au sommet des feux de joie.


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