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Oeuvre poétique 1925-1965 (Borges, Jorge Luis)

Gilles : Amateur de Borges mais ne connaissant que ses recueils de nouvelles, j'étais impatient de découvrir ses œuvres poétiques. Ces écrits, compilation sur une période de 40 ans, sont à mi-chemin entre la poésie et la prose. Ces poèmes ont des sujets très différents selon chaque période. On y retrouve des écrits simples relatant la vie argentine et ses traditions, des écrits plus sophistiqués illustrant son érudition, d'autres sur des écrivains ou autres artistes qui rappellent un peu "le livre des préfaces". L'impression est différente selon les périodes. J'ai été sensible aux poèmes les plus simples qui me paraissent une bonne introduction pour découvrir l'Argentine.


Critique : D'abord, soulignons le talent et la minutie de la mise en vers français d'Ibarra. Il doit sans doute être particulièrement difficile, comme le souligne Bonnefoy dans la préface des Sonnets de Shakespeare, de traduire de la poésie, parce que ses formes caractéristiques et sa musicalité, qui sont les fondements de son existence, se perdent dans les diverses langues. Mais il est si plaisant de lire de bons alexandrins plutôt que ces traductions qui donnent de la prose où il y avait des vers ! Quant à Borges, on l'a connu en excellent nouvelliste avec ses Fictions, on le trouve en limpide et agréable poète dans ce recueil, qui, quoiqu'il soit esthétique et plaisant à la lecture, et qu'il offre quelques poèmes - dont le sublime "Sablier" - qui soient vraiment détonants, n'est pas l'oeuvre majeure de la poésie du XXème siècle. L'approche de Borges est assez classique et peu innovante ; elle lève le voile sur Buenos Aires et ses symboles, et apporte un peu d'eau à la poésie Espagnole, sans pour autant être l'ouvrage de référence. Ce recueil est très personnel, Borges y dresse un portrait assez intimiste de celui qu'il a été et qu'il sera. C'est à nous d'ouvrir ces interrogations à notre propre champ de vision : en bon philosophe, Borges nous fait prendre conscience de ce que jamais nous ne s[au/e]rons. Serons comblés les insatiables admirateurs de Borges, les néophytes de littérature ibérique, les parnassiens, ou ceux qui, pour reprendre un de ces jolis vers, "Savent qu'il y a dans leur bibliothèque un livre qu'ils ne liront jamais", et ne veulent pas que ce soit celui-ci.



Extraits


UN ADIEU


Soir que creusa notre adieu.

Soir acéré, délectable et monstrueux comme un ange de l'ombre.

Soir où nos lèvres vécurent dans l'intimité triste et nue des baisers.

L'inévitable temps débordait la digue inutile de l'étreinte.

Nous prodiguions une mutuelle passion, moins peut-être à nous-même qu'à la solitude déjà prochaine.

La lumière nous emporta : la nuit s'était brusquement abattue sur nous.

Nous allâmes jusqu'à la grille dans cette dure gravité de l'ombre qu'allège déjà l'étoile du berger.

Comme on revient d'une prairie perdue, je revins de ton étreinte.

Comme on sort d'un pays d'épées, je revins de tes larmes.

Soir qui se dresse vivant comme un rêve parmi les autres soirs.

Plus tard je devais atteindre et déborder les nuits et les mers.



LA PLUIE


Brusquement s'éclaircit le ciel embarrassé :

Il pleut enfin. Le flot minutieux arrose

Ma rue. Ou l'arrosa. La pluie est une chose

En quelque sorte qui survient dans le passé.


Je l'écoute ; à sa voix, dans le soir remplacé,

Tout un temps bienheureux s'entrouvre et se propose :

Le temps qui m'enseigna le parfum de la rose

Et l'étrange couleur du rouge courroucé.


La rafale qui bat aux vitres aveuglées

Réjouira les noirs raisins et les allées

Poudreuses d'un jardin qui n'est plus, vers le bord


Indécis d'un faubourg. A travers la durée,

L'heure humide m'apporte une voix désirée :

Mon père est là, qui revient et qui n'est pas mort..


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