Gilles : 2ème lecture de Conrad après Lord Jim. Même plaisir. J'aime beaucoup l'écriture concise qui fait progresser l'histoire avec un suspense prenant. Un personnage central, relayant la vision de l'auteur, à la recherche d'un agent commercial dans la jungle du fleuve Congo. Une expérience qui, au fil des événements, confronte le monde primitif au colonialisme et la civilisation censée être amenée.
Critique : La civilisation n'est-elle qu'une farce macabre ? Conrad nous répond en nous racontant le voyage de son double, le marin britannique désabusé Marlow remontant vers la source du fleuve Congo. A bord de son bateau à vapeur bringuebalant, missionné pour ramener un brillant agent commercial et chef de poste dont la compagnie coloniale belge qui l'emploie est sans nouvelles. Un certain Kurtz qui, remplit habillement son rôle de collecteur (pilleur ?) d'ivoire avec des méthodes (hypocritement) jugées discutables par sa direction. Marlow rencontre au gré des postes commerciaux des agents qui témoignent pour Kurtz de l'intérêt, de l'admiration puis de l'adoration. Le fleuve, La jungle, des "sauvages", des cannibales et Kurtz. Une incarnation temporaire et évanescente d'un homme réduit à l'état "primitif", ne s'encombrant plus de conscience et de foi. Mais qui a, somme toute, simplement poussé la logique du colonialisme jusqu'au bout en s'appropriant les terres, les ressources et les individus sur lesquels il s'arroge le droit de vie et de mort. De nos jours, Kurtz serait, peut être, cadre exécutif d'une compagnie internationale basée à Brazzaville. Il vous expliquerait doctement qu'il bâtit un monde meilleur et certains le trouveraient tout simplement magnifique.
Extraits
Notez, reprit-il, en levant un avant-bras, la paume de la main en dehors, si bien qu’avec ses jambes repliées devant lui, il avait la pose d’un Bouddha, prêchant en habits européens et sans fleur de lotus. Notez qu’aucun de nous ne passerait exactement par là. Ce qui nous sauve, c’est le sens de l’utilité, le culte du rendement. Mais ces hommes-là, au fait, n’avaient pas beaucoup de fond… Ils n’étaient pas colonisateurs : leur administration n’était que l’art de pressurer et rien de plus, je le crains. C’était des conquérants, et pour cela, il ne vous faut que la force matérielle, rien dont il y ait lieu d’être fier lorsqu’on la détient, puisque votre force n’est tout juste qu’un accident résultant de la faiblesse des autres. Ils mettaient la main sur tout ce qu’ils pouvaient attraper, pour le seul plaisir de tenir ce qu’il y avait à posséder. C’était là proprement pillage avec violence, meurtre prémédité sur une grande échelle, et les hommes y allant à l’aveugle, comme font tous ceux qui ont à se mesurer aux ténèbres. La conquête de la terre, qui consiste principalement à l’arracher à ceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plus aplati, n’est pas une fort jolie chose, lorsqu’on y regarde de trop près. Ce qui rachète cela, c’est l’Idée seulement. Une idée derrière cela, non pas un prétexte sentimental, mais une idée et une foi désintéressée en elle, quelque chose, en un mot, à exalter, à admirer, à quoi on puisse offrir un sacrifice.
Remonter le fleuve, c’était se reporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que la végétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaient rois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joie dans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau se perdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs de sable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient au soleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohue d’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans un désert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on se butait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croire ensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connu autrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existence peut-être.
Mais ce qui rendait l’éventualité d’une attaque inadmissible à mes yeux, c’était la nature même du bruit, des cris que nous avions entendus. Ils n’avaient pas le caractère farouche qui présage une immédiate intention hostile. Si inattendus, sauvages et violents qu’ils eussent été, ils m’avaient donné une impression irrésistible de douleur. L’apparition du vapeur avait pour je ne sais quelle raison rempli ces sauvages d’une peine infinie. Le danger, s’il y en avait un, expliquai-je, résultait plutôt de la proximité où nous étions d’une grande passion déchaînée. L’extrême douleur elle-même peut finir par se résoudre en violence : mais plus généralement elle se traduit par de l’apathie.