Gilles : Ayant apprécié la lecture de Madame de Staël, j'ai été curieux de lire le roman le plus célèbre de Benjamin Constant, intime de celle-ci. Comme les récits de Goethe ou d'autres romantiques, il est étonnant de constater que ces discours, a priori d'une autre époque, restent très plaisants à lire. Outre la qualité d'écriture, le propos conserve, tout le long du livre, une honnêteté et une justesse sur l'amour, les désirs, les intentions, les maladresses des uns et des autres.
Critique : Adolphe est un jeune homme, promis à un bel avenir. Pourtant il s’ennuie, las d’une existence insipide, jusqu’au jour où il tente de séduire Éllénore, une femme d’origine polonaise, 10 ans plus âgée que lui et maîtresse d’un vieux noble. Il tombe éperdument amoureux d’elle et décide de la conquérir coûte que coûte. Mais alors qu’Ellénore lui cède enfin, quittant son amant et protecteur pour devenir sa compagne, Adolphe comprend qu’il ne l’aime pas vraiment et que son désir n’a été attisé que par son volonté de conquête. Incapable de quitter Eléonore, mais tout aussi incapable de continuer à vivre avec elle, Adolphe se trouve alors confronté à une situation inextricable, ne sachant plus quel conseil suivre. Cet ouvrage écrit au début du 19ème siècle s’inscrit dans les grands classiques du romantisme, comme "Le Rouge et le Noir" ou pour ceux qui n’ont pas de références, on peut rapprocher ce roman de celui de Pierre Choderlos de Laclos et « Les liaisons dangereuses ». La psychologie des personnages, l’approche des relations amoureuses pas forcément éloignées de celles que certains de nos contemporains ont encore, et le style, très travaillé mais aussi accessible, sont les atouts essentiels de ce grand classique. Une pierre d'angle de notre culture littéraire.
Extraits
J’avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe, qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : "Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir !"
Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout ; c'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs ; on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation, mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer, et comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l'on se retrouve avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.
Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître.