Gilles : Auteur japonais surprenant. Déjà lecteur de romans de cet auteur ("Kafka sur le rivage", "Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil"), il s'agit ici d'un ensemble de nouvelles. Chaque nouvelle démarre avec des histoires banales de personnages quelconques et puis tout d'un coup le merveilleux, l'étrange vient s'insérer gonflant une voile sur le bateau du quotidien. Le dispositif fonctionne à merveille et rend l'ensemble très plaisant donnant une distance sur la vie à partir de personnages de tous les jours. Très réussi.
Critique : L'écriture, le récit en lui même, a la capacité de porter, déporter, transformer l'événement. Aussi extravagant que puisse être le déroulement de l'instant sous la plume de Murakami rien n'est jamais déroutant. Élégance, aisance, légèreté, magnifique liberté. L'esprit du conte respire. Les passages s'ouvrent, basculent les uns vers les autres et restent ouverts. Vers d'autres mondes, d'autres perceptions. Rien ne se clôt ou plus exactement tout s'évapore dans l'annonce, la rupture, ou le non achèvement de l'instant. Disparu, évanoui, comme un flocon de neige venu se poser sur la pierre d'un volcan. L'étrangeté du quotidien se mêle à la quotidienneté de l'étrange. Comme si il existait toujours deux faces, deux angles, comme si le monde était pourvu de deux ailes, s'ouvrant et se refermant, lui donnant le rythme d'une respiration profonde. Ici et pourtant hors de notre vue. Là bas et pourtant si proche encore. 17 nouvelles. 17 mouvements. 17 fantaisies fantastiques dont nous sommes tous les personnages. Ce n'est pas une question de langage, de temps, d'espace ou de niveau, juste la question de l'angle que nous choisissons. Une lettre peut contenir toute l'évanescence du monde non pas parce qu'elle en est l'esprit mais parce que c'est l'esprit qui l'a construite. Nous sommes la perception de ce que nous créons. le monde n'est il pas l'écho de tout ce qui naît, vit, demeure, resurgit, souffre et meurt parfois en nous ? C'est cette liberté de langage, cet angle de vie, cette redécouverte de l'esprit, qui, chez Haruki Murakami me réjouit.
Extraits
Dans la boîte à gants, il y avait aussi deux cagoules de ski noires. Je n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle ma femme avait un pistolet en sa possession, je ne savais pas davantage pourquoi elle avait des cagoules de ski. Ni elle ni moi ne pratiquions ce sport. Mais elle ne me donna pas la moindre explication et, de mon côté, je ne lui posai pas de questions. Je me fis simplement la réflexion que la vie conjugale était un phénomène bien étrange.
Je me lavai soigneusement la figure, me rasai, fis griller du pain, préparai du café. Je donnai à manger au chat, changeai sa litière, mis une cravate, me chaussai. Puis je pris le bus pour me rendre à la manufacture, où je fabriquais des éléphants. Naturellement, ce n’est pas facile de fabriquer des éléphants. C’est gros et cela nécessite un assemblage très complexe. Rien à voir avec fabriquer des épingles à cheveux, ou des crayons de couleur. L’usine a été construite sur un immense terrain, elle est divisée en plusieurs bâtiments d’une taille imposante. Chaque section de distingue par une couleur différente. Ce mois-ci, je venais d’être muté à la section » oreilles », je travaillais donc dans le bâtiment au plafond et aux piliers jaunes. Mon casque et mon pantalon aussi étaient jaunes. Je fabriquais exclusivement des oreilles d’éléphant. Le mois précédent, j’étais dans le bâtiment vert, et vêtu d’un pantalon vert, un casque vert sur la tête, je fabriquais des têtes d’éléphant. Nous changeons de section tous les mois, comme des bohémiens changent de campement. C’est la politique de l’usine. Comme ça, chacun d’entre nous peut suivre dans la totalité le processus de fabrication. Ici, on ne peut accepter qu’un ouvrier passe sa vie à fabriquer uniquement des oreilles d’éléphant, ou des doigts de pieds d’éléphant. Des gens haut placés ont dessiné le plan de mutation, et nous suivons ce plan. Fabriquer des têtes d’éléphant est un travail gratifiant. C’est extrêmement délicat, il faut une telle concentration qu’à la fin de la journée, on est épuisé au point de ne plus pouvoir ouvrir la bouche pour parler à qui que ce soit. Au bout d’un mois de ce régime, j’avais perdu trois kilos. Mais j’avais le sentiment d’accomplir quelque chose. En comparaison, fabriquer des oreilles d’éléphant, c’est tout simple. Il suffit de modeler ces larges appendices plats, d’y ajouter quelques rides, et le tour est joué. C’est pour ça que nous appelons le passage dans cette section : « faire la pause-oreilles ». Après un mois de pause oreilles, je suis passé à la section « trompe ». Ça aussi c’est une tâche délicate, qui nécessite des nerfs d’acier. La trompe doit être flexible, et le conduit des narines bien dégagé tout au long, sinon l’éléphant risque de s’énerver et de s’emballer.