Gilles : J'ai découvert cette oeuvre au théâtre et non par sa lecture. La pièce a été mise en scène au théatre de l'Europe sur 4 heures, durée légitime pour restituer la multitude des personnages, leurs caractères et toutes les idées et aspirations qu'ils portent. Comme évoqué dans la critique ci-dessous, cela part un peu dans tous les sens sans réel fil continu. Certains passages sont très réussis, d'autres moins mais globalement, même avec ces défauts, cela reste très plaisant et agréable pour le spectateur. Cette oeuvre reste un témoignage réussi d'une société qui se transforme mais aussi d'un écrivain qui cherche sa voie et qui doute dans ses choix artistiques.
Critique : Avec Les Possédés (ou Les Démons, titre plus conforme mais moins célèbre), Dostoïevski s'attelle à un immense canevas politico-sociétal qu'il est difficile de définir en deux mots et dont les limites semblent, elles-mêmes, assez floues.
En ces années 1870, la Russie connaît des troubles, l'ancien ordre établi vacille (notamment depuis l'abolition du servage en 1861), la religion vit une crise et les ferments de la révolte " à la française " commencent à voir le jour. Des opportunistes de tous poils cherchent à souffler sur les étincelles à coups d'idéologies (socialiste, nihiliste, autres) pour mettre le feu à la Russie et se saisir du pouvoir quitte à s'adonner au bain de sang. L'aristocratie déchue et proche de la ruine (suite au partage des terres lors de l'abandon du servage) n'y est pas étrangère. C'est donc ce faisceau de craintes et de menaces que l'auteur essaie de dépeindre dans cet étrange ouvrage, mi politique, mi social, mi romantique, mi mystique. L'auteur bâtit un scénario à échafaudage animé d'une myriade de personnages (les noms russes avec double prénom, à la longue, finissent par tous se ressembler, je vous conseille de mettre un repère à la page de présentation des personnages, ça vous sera utile jusqu'au bout) dont les principaux semblent être Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine et Petr Stépanovitch Verkhovenski. Le premier symbolisant l'aristocratie décadente, le second, les classes supérieures arrivistes semant le trouble ; l'ensemble constituant " les démons " dont la Russie " possédée " devra se débarrasser pour recouvrer sa sérénité séculaire.
En somme, une lecture un peu alambiquée, mais pas désagréable, on ne sait pas trop où l'auteur nous emmène, mais il nous emmène. Un séjour en apnée dans la demie folie ambiante de presque tous ses personnages (comme presque toujours chez Dostoïevski), parmi les démons de la Russie tsariste.
Extraits
La seule pensée qu'il existe un être infiniment plus juste, infiniment plus heureux que moi, me remplit tout entier d'un attendrissement immense, et, qui que je sois, quoi que j'aie fait, cette idée me rend glorieux ! Son propre bonheur est pour l'homme un besoin bien moindre que celui de savoir, de croire à chaque instant qu'il y a quelque part un bonheur parfait et calme, pour tous et pour tout. Toute la loi de l'existence humaine consiste à toujours pouvoir s'incliner devant l'infiniment grand. Ôtez aux hommes la grandeur infinie, ils cesseront de vivre et mourront dans le désespoir.
- Et moi je déclare, reprit avec une véhémence extraordinaire Stépan Trophimovitch, - je déclare que Shakespeare et Raphaël sont au-dessus de l'affranchissement des paysans, au-dessus de la nationalité, au-dessus du socialisme, au-dessus de la jeune génération, au-dessus de la chimie, presque au-dessus de genre humain, car ils sont le fruit de toute l'humanité et peut-être le plus haut qu'elle puisse produire ! Par eux la beauté a été réalisée dans sa forme supérieure, et sans elle peut-être ne consentirais-je pas à vivre... Ô mon Dieu !
Savez-vous que l'humanité peut se passer de l'Angleterre, qu'elle peut se passer de l'Allemagne, qu'elle peut, trop facilement; hélas ! se passer de la Russie, qu'à la rigueur elle n'a besoin ni de science ni de pain, mais que seule la beauté lui est indispensable, car sans la beauté il n'y aurait rien à faire dans le monde ! Tout le secret, toute l'histoire est là ! La science même ne subsisterait pas une minute sans la beauté, - savez-vous cela, vous qui riez ? -.