Gilles : Amateur de Virginia Woolf, j'ai été tenté de découvrir cette autre auteur(e) de langue anglaise (née en Nouvelle Zélande) plutôt spécialisée dans les récits courts. Ce recueil comporte un ensemble de nouvelles, certaines longues, d'autres de quelques pages. L'écriture est magnifique et délicate. Le tronc commun de ces récits est la difficulté d'être heureux. Les moments de bonheur sont contrariés par des drames de tout genre. L'obsession de l'auteur(e) est cette impossibilité d'être heureuse. Tout cet ensemble est rendue par une écriture impressionniste sans linéarité de récit. A lire.
Critique : Publié en 1922, ce recueil de nouvelles de la Néo-Zélandaise Katherine Mansfield est un petit bijou de grâce et de subtilité. Une baignade dans l’océan, une promenade dominicale, un voyage en bateau, des retrouvailles après une longue absence… autant dire que chez cet auteur, les arguments sont plutôt minces. Ses personnages vivent des choses simples, banales, parfois cocasses, souvent dérisoires, et tout cela est raconté avec les mots de tous les jours, sans jamais hausser le ton. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la banalité n’est ici qu’un vernis, une manière de dire des choses graves sans en avoir l’air, presque en s’excusant. C’est que, comme chez Tchékhov, dont l’influence sur Katherine Mansfield est manifeste, une indéfinissable nostalgie se dégage de ces pages : celle des occasions manquées, des amours avortées, des vies gâchées, comme celle de cet homme qui s’aperçoit, trop tard, qu’il a passé « toutes les meilleures années de sa vie assis sur un tabouret, de neuf heures à cinq, à gribouiller le registre de quelqu’un d’autre. » Un très beau livre, donc, à la fois triste et souriant, léger et profond, d’un auteur dont la grande Virginia Woolf écrivait dans son journal : « Je ne voulais pas me l'avouer, mais j'étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j'ai jamais été jalouse. Elle avait la vibration. » Cela donne une idée du niveau de ces textes..
Extraits
Sur la baie, in La Garden party
La marée était basse : la plage était déserte : paresseusement clapotait le flot tiède. Le soleil frappait, frappait ardent, flamboyant, à coups répétés, le sable fin ; il cuisait les galets gris, les galets bleus, les galets noirs, les galets veinés de blanc. Il aspirait la petite goutte d'eau qui gisait au creux des coquillages arrondis ; il pâlissait les liserons roses qui faisait courir leur feston à travers le sable des dunes. Rien ne semblait bouger que les petites sauterelles. Pitt-pitt-pitt ! elles ne restaient jamais tranquilles. Là-bas, sur les rochers revêtus d'algues, qui, à marée basse, ressemblaient à des des bêtes au long poil descendues au bord de l'eau pour boire, le soleil paraissait tournoyer comme une pièce d'or qui serait tombée dans chacune des petites vasques du rocher. Elles dansaient, elles frissonnaient ; des ondulations minuscules venaient laver les bords poreux. Si on regardait en bas, si on se penchait sur lui, chaque bassin était comme un lac aux rives duquel se pressaient des maisons bleues et roses ; et, oh ! quel vaste pays montagneux par-delà ces maisons ! quels vastes ravins, quelles gorges, quelles dangereuses criques, quels sentiers effroyables conduisant au bord de l'eau ! Sous sa surface ondulait la forêt marine: arbres roses pareils à des fils, anémones veloutées, algues tachetées de fruits orangés. Parfois, une pierre au fond bougeait, oscillait et un noir tentacule se laissait entrevoir ; parfois, une créature effilée passait sinueuse, et disparaissait. Il arrivait quelque chose aux arbres roses et mobiles ; ils changeaient, devenaient d'un bleu froid de clair de lune. Et maintenant, on entendait le plop plus léger. Que faisait ce bruit ? Que se passait-il là-dessous ? Et comme les algues au brûlant soleil avaient une odeur forte et mouillée !... .
Son premier bal
Leïla était convaincue que, si son cavalier tardait à venir et s'il lui fallait écouter cette merveilleuse musique, voir les autres glisser, voguer sur le parquet doré, elle en mourrait pour le moins, ou bien s'évanouirait, ou bien étendrait les bras et s'envolerait par une de ces sombres fenêtres qui révélaient les étoiles.
Miss Brill
Ils ne disaient rien. C'était là une déception, car Miss Brill espérait toujours suivre la conversation. Elle se croyait devenue tout à fait experte dans l'art d'écouter comme si elle n'écoutait pas, dans l'art de s'installer dans la vie des autres pour une minute à peine, tandis qu'ils causaient à côté d'elle.