Gilles : Il s'agit du témoignage d'un homme, en l'occurrence journaliste, qui est victime d'un attentat terroriste (contre Charlie Hebdo). Il décrit sa très lente remontée (physique, psychologique) à la surface au travers d'un parcours avec des multiples opérations chirurgicales et une reconstruction de sa personne qui est définitivement transformée après ce terrible événement. Ce témoignage est touchant et on ne peut être qu'admiratif devant le courage qu'impose une épreuve de ce type. Par ailleurs, le prix littéraire me semble exagéré et inadéquat à ce récit. Mais cela ne reste qu'anecdotique au regard du témoignage.
Critique emballée :
Une bouleversante reconstitution. Ce livre est une introspection, une quête de l'indicible, une course poursuite contre la mémoire qui s'échappe. Rarement, on a été si loin dans l'exploration de soi, de son âme, de ses douleurs intimes. Cela ressemble parfois à une enquête ; le terme anglais convient mieux : private investigation. Ce n'est pas un roman parce que ce n'est pas une fiction, même si Lançon orchestre la réalité par le récit. Ce que Philippe Lançon a vécu est un cauchemar inimaginable, passé dans le réel. C'est beaucoup plus qu'un témoignage, c'est l'incarnation douloureuse et vertigineuse de la chute d'une époque et d'une génération qui, en quelques secondes, perd ses repères et ses illusions. L'irruption violente de la gravité qui dévore à jamais la possibilité d'être irrévérencieux. Et puis, après la chute, la remontée du néant. Cette vie fragmentaire à laquelle on s'accroche, cette volonté surhumaine qui montre à Lançon le chemin de la reconstitution, puis de la reconstruction. C'est plus fort qu'un récit de guerre car les guerres dont on nous parle sont souvent lointaines. Pas celle-là. Comme le dit Lançon, cette guerre s'est déroulée sous nos yeux, entre Bastille et République. Ce livre est important parce qu'il représentera dans notre histoire contemporaine la tragédie de Charlie et son impensable justification : tuer ceux qui ont dessiné pour faire rire. Je me suis demandé, depuis 2015, qui filmerait ou écrirait sur ce drame et quelle forme cela prendrait. On retiendra donc Philippe Lançon, dont la pudeur, la profondeur et la justesse donnent à son expérience personnelle un caractère universel qui va au-delà des faits (l'attentat) et que les images peineraient à illustrer. Toutes proportions gardées (sans échelle de valeurs), le lambeau est à l'attentat de Charlie ce que « Si c'est un homme » de Primo Lévi ou « être sans destin » de Imre Kertész (entre autres) sont pour l'extermination des juifs : LE chef d'œuvre absolu qui symbolise un martyr, un événement qui a changé l'histoire à jamais. Ma mémoire défaille mais il faudrait retrouver le(s) roman(s) qui marqua la bombe atomique, le génocide arménien ou le 11 septembre. Peut-être m'aiderez-vous à les identifier. « Le Lambeau » est au-dessus des récompenses et des honneurs. Il transcende son époque.
Critique moins emballée :
Certes, on ne peut qu'éprouver de la compassion pour cet homme marqué dans sa chair, de l'admiration pour son courage dans les épreuves douloureuses qu'il a traversées, et du respect pour son rejet des sentiments faciles et simplistes, la haine, l'amalgame, le rejet, le repli sur soi …
Toutes les victimes d'accident (dans le sens d'événement tout à fait inattendu), même dans des circonstances moins exceptionnelles, sans retentissement médiatique ni portée politique, se retrouveront dans le récit des minutes qui ont suivi le choc: cette difficulté (ou peut-être est-ce du refus, du déni ?) à comprendre ce qui se passe dans un premier temps, cette cohabitation pendant quelques minutes des deux « moi », l'ancien moi qui s'estompe peu à peu pour laisser la place au nouveau qui surgit de nulle part, prend de plus en plus de place et va vivre avec ce corps amoindri, expérience hors du temps, où on est à la fois acteur et spectateur. Véritable petite mort suivie d'une renaissance, expérience métaphysique. Puis le cerveau qui tourne en roue libre et s'accroche à ses vieux schémas de pensée … ne pas oublier d'aller chercher les enfants à l'école, prendre rendez-vous chez le dentiste pour le petit dernier, prévoir le repas pour le soir, préoccupations dépourvues de sens dans les circonstances …. L'onde de choc qui se propage dans l'entourage les jours suivants, les amis et la famille qu'on croyait fidèles qui se détournent, d'autres – heureusement - qui se révèlent tout à coup généreux et fiables. Puis la convalescence, la reconstruction, l'impossibilité de se plonger dans la lecture de romans, de fictions, comme si la « vraie vie » comblait entièrement notre besoin de fiction ….
D'un point de vue « littéraire », mon avis est plus nuancé … Bon certes il y a deux trois passages assez poétiques, comme le touchant hommage à Bernard Maris. Mais globalement j'ai trouvé le récit très bavard, trop long, par certains côtés inintéressant, comme lorsque l'auteur parle de ses ennuis sentimentaux, de ses déboires avec sa chirurgienne, et parfois trop intime. Et puis je suis mal à l'aise avec l'idée ce livre qui existe parce que l'auteur a vécu quelque chose d'extraordinaire. Est-ce que du coup cela lui donne la légitimité d'en faire un livre ? Mal à l'aise avec l'idée de faire de cette expérience un produit – qu'on le veuille ou non le livre est avant tout un produit - un produit qui se vend, qui engendre du bénéfice en surfant sur la vague d'émotions qu'ont suscité les attentats des dernières années ….
Extraits
C’est alors, ouvrant les yeux, j’ai vu la grande salle de réveil et sa lumière blafarde, entre jaune et vert, et, les baissant vers le pied de mon lit, au lieu de la rambarde en fer forgé et de la housse de couette, ce drap jaune inconnu sur lequel reposaient deux bras et deux mains bandés, il me fallu quelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait des miens, dans ces secondes qui allaient au-delà du lit, tout le reste s’est engouffré, l’attentat et les minutes suivantes, et avec lui les cinquante et un ans d’une existence qui prenait fin ici, dans cette prise de conscience, à cet instant.
J’avais lu des livres où l’on expliquait les liens qui unissent la photographie à la mort. Ils me semblaient généralement trop longs, on pouvait les résumer ainsi : ce qui a été saisi, dans la seconde qui suit n’existe plus ; ce qu’on voit est la trace immobile d’un instant, d’une vie achevée ; et cette trace elle-même finira par s’effacer. Ce qu’on finit par voir est la condensation de tous ces phénomènes. Ce n’est donc ni une réalité, ni un souvenir, ni un fantasme, ni une rêverie, ni un rituel de résurrection, mais un peu tout à la fois..