Gilles : Lecture très agréable de cette fresque humaine alternant des récits de paix et d'autres de guerre. La vision globale de tous les personnages et de leurs destins en contrepoint de leurs préoccupations quotidiennes, les frictions entre les aspirations individuelles et celles imposées par la société et l'Histoire mettent en évidence la fragilité de la destinée humaine. La vision russe de Napoléon et de l'armée française, mais aussi des armées allemandes/autrichiennes lors des défaites (Austerlitz notamment) est également passionnante. L'écriture est de très grande qualité et l'ensemble est très accessible et facile à lire.
Critique : La Guerre Et La Paix est : 1- un roman, 2- un roman historique et 3- un essai. Tous trois à la fois et tous trois imbriqués les uns dans les autres, d'où sa résistance à toute catégorisation stricte. Cependant, tel un fil conducteur, Tolstoï nous rappelle périodiquement son projet littéraire tout au long du cours majestueux du roman fleuve. En substance, j'en retiens qu'à l'échelon individuel, nous avons le sentiment de prendre des décisions, de diriger nos vies, de faire des choix bons ou mauvais, en un mot, d'être libres. Mais en réalité, quand on prend un peu de hauteur, dans l'espace ou dans le temps, on s'aperçoit qu'on ne décide réellement d'à peu près rien, que nous sommes comme l'insecte aquatique ou le passager d'un train, qui, tout en se déplaçant dans différentes directions, dans son cours d'eau ou dans la succession des wagons, n'en est pas moins le jouet du mouvement général, inexorable, supra humain. Le poids de l'histoire et de la destinée décide de tout, même de ce que nous croyons être nos décisions propres. C'est ce que, bien des années plus tard, un autre auteur dans un autre roman a brillamment appelé « l'insoutenable légèreté de l'être ». Je vais illustrer cette démarche de Tolstoï non au moyen de l'épilogue, ce qui eût été facile, mais plutôt de ces quelques passages issus du corps du roman (j'ai retenu ces quelques extraits, j'aurais pu en choisir bien d'autres à d'autres endroits du livre) : « Très attentif aux propos que Bagration échangeait avec les chefs et aux instructions qu'il leur passait, Bolkonski remarqua non sans surprise qu'en réalité le prince ne donnait aucun ordre mais s'efforçait seulement de faire croire que tout ce qui arrivait par la force des choses, par hasard ou par la volonté des chefs de corps, se faisait sinon par son ordre, du moins conformément à ses intentions. Néanmoins, bien que les événements fussent livrés au hasard et ne dépendissent nullement de sa volonté, la seule présence de Bagration obtenait, grâce au tact dont il faisait preuve, de surprenants résultats. Les chefs qui l'approchaient avec des visages bouleversés le quittaient rassérénés ; les officiers et les soldats, soudain ragaillardis, le saluaient de joyeuses acclamations, prenant plaisir à étaler devant lui leur bravoure. » Livre premier, Deuxième partie, Chapitre XVII. « Au lieu d'une beauté marmoréenne ne faisant qu'un avec la toilette, il devinait sous le voile léger du vêtement tous les charmes d'un corps adorable. Et dès l'instant où il avait fait cette découverte, il ne lui était plus possible de voir autrement, de même que nous ne pouvons nous laisser prendre une seconde fois à une supercherie. " Ainsi, vous n'aviez pas encore remarqué combien j'étais belle ? semblait dire Hélène. Vous n'aviez pas vu que j'étais une femme ? Oui, je suis une femme, qui peut appartenir à celui-ci ou à celui-là, à vous comme à un autre." Et sur-le-champ Pierre sentit qu'Hélène non seulement pouvait mais devait être sa femme, qu'il ne pouvait en être autrement. Il le sut dès cette minute aussi sûrement que s'il s'était trouvé avec elle devant l'autel. Comment et quand cela se ferait-il ? Il l'ignorait ; il ne savait même pas si ce serait là un heureux événement (il prévoyait même vaguement le contraire), mais il était sûr que cela aurait lieu. » Livre premier, Troisième partie, Chapitre I. « C'en est donc fait, songeait-il... Et comment tout cela est-il arrivé ? Si vite ! Je vois maintenant que ce n'est pas seulement pour elle ni pour moi, mais pour eux tous que " cela " doit inévitablement s'accomplir. Tous sont tellement convaincus que " cela " arrivera que je ne peux pas décevoir leur attente. Comment cela se fera-t-il ? je n'en sais rien, mais cela sera, cela sera certainement. » […] « Cela devait fatalement arriver, se disait Pierre ; il est donc fort inutile de se demander si c'est un bien ou un mal. En tout cas, maintenant que la chose est conclue, me voilà délivré de mes doutes angoissants ; c'est toujours cela de gagné. » Livre premier, Troisième partie, Chapitre II. « La marche des choses de ce monde est arrêtée d'avance, elle est subordonnée au concours de tous les libres arbitres des personnes qui y prennent part, et les Napoléon n'ont sur elle qu'une influence extérieure et apparente. » Livre troisième, Deuxième partie, Chapitre XXVIII. Mais après avoir examiné le projet littéraire, encore faut-il nous interroger sur les motivations véritables de Tolstoï, notamment pour la partie la plus romanesque, et c'est là que j'outrepasse largement les limites décentes de la conjecture. Tolstoï commence donc par nous présenter un certain nombre des personnalités qui émailleront son récit, tous ou presque représentants de la vieille aristocratie russe, du grand monde d'alors. Il s'attache à nous le bien montrer, à nous le faire humer et ressentir sans omettre de nous préciser que sous ce vernis de belles manières et de grandeur d'âme siège le même pesant de mesquineries, de vilenies et autres mauvais penchants qu'ailleurs. Il est juste un peu mieux dissimulé. Trois familles principalement, et les personnalités gravitant autour vont nous occuper : les Rostov, les Bolkonski et ce qu'il reste des Bézoukhov. Comme dans Anna Karénine, l'auteur pompe abondamment dans sa propre biographie pour donner corps à ses personnages. Pierre Bézoukhov et André Bolkonski sont en fait un dédoublement de la propre personnalité de l'auteur. Il en va probablement de même du personnage de Nicolas Rostov où Tolstoï règle ses comptes avec les illusions de sa jeunesse militaire mais où l'on lit surtout un portrait du propre père de Tolstoï qui a pris part à la campagne de Russie. Lequel Nicolas devient quelques années plus tard un véritable sosie du comte rural qu'était l'auteur au moment où il rédigeait La Guerre Et La Paix. Si l'on ajoute à cela que le domaine familial des Bolkonski à Lyssia Gori ressemble à s'y méprendre au domaine familial de l'auteur à Iasnaïa Poliana, que son propre grand père s'appelait Nicolas Bolkonski et qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau au vieux Nicolas Bolkonski, père du prince André, qu'il fut lui-même aide de camp du véritable Koutouzov en 1812 (l'auteur dédouble donc son propre grand-père en Nicolas et André Bolkonski) la ressemblance est saisissante. J'ajoute à cela un passage qui peut paraître anodin mais qui ne l'est pas car on sait que Tolstoï s'est beaucoup documenté, notamment dans les archives familiales, pour rédiger son oeuvre. C'est le vieux prince Bolkonski qui parle à son fils André : « — Sans doute mourrai-je avant toi. Sache donc que ce sont là mes mémoires ; il faut les remettre à l'empereur après ma mort. Et voici une lettre et une reconnaissance du Mont-de-Piété : c'est un prix pour celui qui écrira l'histoire des campagnes de Souvorov ; à transmettre à l'Académie. Voici enfin mes remarques personnelles, lis-les après moi, tu y trouveras profit. » Livre Premier, Première partie, Chapitre XXVIII. Enfin, si l'on se souvient que Tolstoï perd ses parents jeunes et que le mot de la fin revient au petit-fils du vieux prince Bolkonski, on prend la pleine mesure de l'importante part d'autobiographie familiale qu'il y a dans la motivation à rédiger la partie « roman » de la Guerre Et La Paix. Mais il nous reste, ce me semble, à examiner une dernière motivation de l'auteur. Tolstoï était trop amoureux de la littérature française pour n'avoir pas lu ou grandement entendu parler des Misérables d'Hugo, sorti en 1862 et qui fait la part belle tant à l'influence des événements historiques (tels que la bataille de Waterloo ou les révoltes des années 1830) qu'à leur poids sur la destinée de certains personnages, notamment Thénardier et Marius pour Waterloo et Gavroche sur les barricades. Comment Tolstoï, vu ses convictions sur la destinée, ses expériences militaires et son héritage familial aurait-il pu ne pas être sensible à un tel schéma romanesque et ne pas vouloir se l'approprier en le poussant plus encore dans cette direction, avec une ampleur jusque là jamais vue ? Puisque j'en suis au chapitre des influences de la littérature française, encore faut-il que je m'avance d'un pas supplémentaire sur le terrain douteux des conjectures et de mes interprétations personnelles. On a beaucoup parlé et beaucoup hésité sur la traduction que l'on devait apporter au titre de l'ouvrage. En russe, il n'y a pas d'article ce qui donnerait le très puissant et très évocateur « Guerre et Paix ». Alors pourquoi diable Tolstoï en personne, en sa qualité de parfait bilingue francophone (le nombre impressionnant de passages en français dans le texte en atteste s'il en était besoin) a-t-il tenu à ce que le titre français soit « LA guerre et LA paix » ? Cela semble moins efficace comme titre et l'on a bien traduit en français des titres antinomiques dans le même genre comme « Crime et Châtiment » ou « Maître et Serviteur ». Alors pourquoi ce titre ? Selon moi, il faut aller chercher l'explication du côté d'un très évident clin d'oeil au fameux roman de Stendhal « LE rouge et LE noir », lui aussi très empreint du sceau de la destinée.Stendhal, au demeurant, ayant comme Tolstoï transpiré sur les champs de bataille, à l'époque napoléonienne, qui plus est. Je signale au passage que Stendhal est peut-être l'auteur francophone dont le style littéraire semble le plus voisin de celui de Tolstoï. Mais en fait, je crois tout compte fait que la source principale d'inspiration du titre de l'ensemble de cette gigantesque fresque, s'il est certes à chercher dans la littérature française comme j'en suis convaincue, ce n'est peut-être pas uniquement chez Hugo et Stendhal qu'il faut la chercher : en effet, l'ami Tolstoï était très intéressé par les questions d'ordre politique et s'il y a bien un livre politique qui remuait les esprits éclairés à l'époque, il est à rechercher chez Pierre-Joseph Proudhon qui avait publié en 1861 (soit quatre ans à peine avant que Tolstoï ne s'attèle à la rédaction de son roman) un gros livre intitulé, je vous le donne en mille… eh oui, ne cherchez plus : La Guerre et la Paix ! D'où, à n'en pas douter, l'intérêt que l'auteur portait à cette forme pour son titre en français. (CQFD) Le contexte retenu est celui des campagnes napoléoniennes de 1805 (Austerlitz), 1807 (traité de Tilsit) et surtout 1812 (campagne de Russie). Le résultat est tout simplement grandiose, un livre monumental dans tous les sens du terme. Au-delà des basses terres de la partialité, de l'effet de mode ou de la notoriété indue est un royaume où ne pénètrent que les grands parmi les grands. Ceux qui foulent du pied ce domaine ont au bout de la plume des mots, des formules, des constructions qui jamais ne se fanent ou ne subissent de vents contraires. Ces quelques élus sont des artistes du verbe comme il existe des artistes de la sculpture ou de l'image. Tolstoï est de ceux-là. Il fait partie du royaume de ceux qui ont écrit des oeuvres que le temps, au lieu de les ternir, rend plus brillantes chaque jour. du moins, c'est mon avis, un malheureux avis pris dans le cours houleux de l'histoire, c'est-à-dire, pas grand-chose.
Extraits
Tout homme vit pour soi-même, utilise sa liberté pour atteindre des buts particuliers, sent par tout son être qu'il peut ou non accomplir tel ou tel acte ; mais, dès qu'il agit, son acte accompli à tel moment de la durée devient irrévocable et appartient dorénavant à l'histoire, où il paraît non plus libre, mais régi par la fatalité. La vie humaine a deux faces. Il y a d'une part la vie individuelle, qui est d'autant plus libre que ses intérêts sont plus abstraits ; il y a d'autre part la vie élémentaire, grégaire, où l'homme doit inévitablement se soumettre aux lois qui lui sont prescrites. L'homme vit consciemment pour lui-même, mais participe inconsciemment à la poursuite des buts historiques de l'humanité tout entière. L'acte accompli est irrévocable et, par sa concordance avec des millions d'autres actes accomplis par autrui, prend une valeur historique. Plus l'homme est placé haut sur l'échelle sociale, plus importants sont les personnages avec lesquels il entretient des rapports, plus grand aussi est son pouvoir sur le prochain, plus chacun de ses actes revêt un caractère évident de nécessité, de prédestination.
Il baisa sa main et lui dit "vous, Sonia". Mais leurs yeux se croisèrent et se dirent "tu", et échangèrent un tendre baiser. Le regard de Sonia lui demandait pardon d'avoir osé lui rappeler par l'entremise de Natacha sa promesse et le remerciait de l'aimer. Le regard de Nicolas la remerciait de lui avoir offert la liberté et disait que, quelles que fussent les circonstances, il ne cesserait jamais de l'aimer car il était impossible de ne pas l'aimer.
Il sortit de la rangée des chaises, saisit vigoureusement la main de sa danseuse, redressa la tête et tendit la jambe, attendant la mesure. En deux occasions seulement – quand il était à cheval et quand il dansait la mazurka – la médiocrité de sa taille passait inaperçue, et Denissov devenait pleinement le rude et beau gaillard qu’il voulait être. Quand son tour fut venu, il coula vers sa danseuse un regard à la fois plaisant et vainqueur, fit un brusque appel du pied et bondit comme une balle élastique, entraînant Natacha dans la danse. Il parcourut ainsi sur un seul pied la moitié du salon, sans faire le moindre bruit, sans paraître voir les chaises placées devant lui ; il allait, croyait-on, s’y heurter quand soudain, jambes écartées, éperons sonnants, il s’arrêta un instant sur ses talons, en multipliant les appels de pied fit une volte rapide, et rejoignit la chaîne des danseurs le pied droit battant sans cesse contre le gauche. Natacha devinait chacune de ses intentions et s’y abandonnait inconsciemment. Tantôt il la faisait pirouetter par la main droite ou par la main gauche ; tantôt se mettant à genoux, il lui faisait décrire un cercle autour de lui, puis, soudain redressé, il reprenait sa course furieuse comme s’il voulait d’un seul élan parcourir toutes les salles ; tantôt il s’arrêtait inopinément pour exécuter une figure imprévue. Quand, après une magistrale virevolte, il immobilisa sa danseuse juste devant sa place et s’inclina dans un dernier tintement d’éperons, Natacha n’eut même pas la présence d’esprit de lui faire la révérence. Elle fixait sur lui ses yeux souriants, étonnés et paraissait ne pas le reconnaître.