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Le Hameau (Faulkner, William)

Gilles : Après quelques années sans lire de romans de Faulkner, j'ai repris ce plaisir avec le premier livre de la trilogie des Snopes. Ce roman, moins connu dans son œuvre, est époustouflant. D'abord original par le sujet traité (l'invasion du hameau par des pauvres blancs arrivistes décrite comme une épidémie), le roman déroule une série de scènes hallucinantes où se déroule une lutte sournoise et sans merci entre les habitants apathiques du Sud et ces envahisseurs blancs. Un bestiaire sans équivalent. Certaines scènes sont à peine compréhensibles (un peu comme dans "Le bruit et la fureur"); la violence est suggérée sans être clairement explicitée. Ne pas hésiter à consulter des explications dans les compléments apportés dans l'édition Quarto par exemple ou sur Internet pour éclairer les parties complexes du roman.


Critique : Dans le vieux Sud féodal de Faulkner, rongé de culpabilité, les jeunes gens de bonne famille se suicident cependant que leurs sœurs s'avilissent... Something is rotten in the State of Yoknapatawpha ! Dans "The Hamlet" (tiens, tiens...), les Érinyes (la Haine, la Vengeance et l'Implacable) s'en mêlent. Sartre imaginait Argos envahie de mouches, Faulkner lâche de gras asticots livides à la conquête de son Comté : les Snopes avant d'être une engeance sont une malédiction. Patchwork efficace - l'auteur y a cousu une demi-douzaine de nouvelles - le Hameau nous conte la propagation d'une smala de pauvres blancs (des Po'White) sur les terres désormais mythiques du grand Bill. Le roman s'ouvre sur le patriarche Abner Snopes qui par son incroyable inertie contraint le vieux Will Varner, effrayé par ses talents d'incendiaire, à accueillir dans sa maison, son magasin puis sa famille son fils Flem. Flem Snopes, monolithe à nœud papillon, mutique crapule, pratique l'usure, spolie les plus pauvres et gruge sans état d'âme le moindre péquenot. Bien vite bombine "autour des puanteurs cruelles" du hameau un essaim de Snopes : Lump, le rapace couard, I.O., le polygame flegmatique, Ike l'idiot baveux -un cliché faulknérien- ou, parmi une nuée d'autres, Mink, le criminel besogneux.Entre truculence et pathétique, le lecteur est brinquebalé de la vente aux enchères d'étalons sauvages à l'hystérique recherche d'un chimérique trésor. Mais le talent de Faulkner n'est jamais aussi éclatant que dans trois épisodes inoubliables : Celui consacré à Eula Varner, tout d'abord, placide génisse, bouddha féminin qui attend impassible son inséminateur. Grosse des œuvres d'un paltoquet qui prend aussitôt ses jambes à son cou, elle sera vendue (avec son héritage) à Flem Snopes qui endossera cette paternité intéressée avec plaisir.Celui qui, ensuite, nous conte les amours bovines d'Ike, le retardé morveux, qui poursuit de ses assiduités une brave vache qui n'en demandait pas tant. Malgré le rire qui menace, Faulkner poétise cette passion bestiale (et l'on pense au Paradou de Zola). Celui enfin où Mink, le paysan borné, se venge de l'homme qui l'a humilié, et les interminables nuits où ce piètre meurtrier lutte contre le chien de sa victime qui hurle son chagrin aux pieds du cadavre escamoté dans le tronc d'un arbre.Une mosaïque très réussie donc dans laquelle le style de Faulkner se fait tour à tour lyrique, métaphysique ou picaresque. Complexe, ce faux "roman mineur" est un alcool fort, une gnôle qui frappe dru!



Extraits


Le lundi matin où Flem Snopes commença à travailler au magasin de Varner, il portait une chemise blanche flambant neuve. Elle n’avait même pas encore été lavée, les faux-plis de la pièce de tissu qui avait séjourné sur une étagère et les barres brunes dont le soleil avait zébré ses plis successifs étaient encore visibles. Et non seulement les femmes qui venaient le regarder, mais Ratliff lui-même (ce n’est pas pour rien qu’il vendait des machines à coudre. Il avait d’ailleurs appris à très bien s’en servir pour en avoir fait la démonstration, et on disait même qu’il confectionnait lui-même les chemises bleues qu’il portait) savaient que la chemise avait été coupée et cousue à la main, et par une main raide et malhabile à cela. Il la porta toute cette semaine-là. Arrivé le samedi soir elle était souillée, mais le lundi suivant il apparut dans une deuxième chemise exactement pareille à une zébrure près. Le samedi d’après celle-là aussi était souillée, exactement aux mêmes endroits que l’autre. C’était comme si celui qui la portait, bien qu’arrivant dans un milieu où longtemps avant sa venue s’étaient gravées coutumes et compulsions, y avait tracé dès ce premier jour un sillon de souillure particulier et bien à lui.

Il arriva sur un mulet décharné, sur une selle que l’on reconnut tout de suite comme appartenant aux Varner, à laquelle était accroché un seau en fer blanc. Il alla attacher le mulet à un arbre derrière le magasin, décrocha le seau puis revint et monta les marches de la galerie où déjà une douzaine d’hommes, Ratliff parmi eux, flânaient. Il ne dit pas un mot. S’il posa jamais son regard sur l’un d’entre eux, personne ne put le discerner – un homme trapu et mou d’un âge indéterminé entre vingt et trente ans, avec une large face immobile contenant la couture serrée d’une bouche légèrement tachée aux commissures par le tabac, des yeux couleur d’eau stagnante et, faisant saillie parmi les autres traits en un paradoxe saisissant et brusque, un minuscule nez de prédateur ressemblant au bec d’un petit faucon. C’était comme si le nez d’origine avait été abandonné par le concepteur ou l’artisan initial et que le travail inachevé avait été repris par un autre appartenant à une école radicalement différente ou peut-être par un humoriste sadique ou quelqu’un qui aurait juste eu le temps de plaquer au centre de cette face un avertissement frénétique et désespéré.

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