Gilles : Ayant vu le film de Kubrick "Eyes Wide Shut" basé sur cette nouvelle, ayant lu auparavant quelques livres de Schnitzler, je ne faisais pas le lien entre ces 2 univers qui me paraissaient très différents. Il s'avère que le film est assez fidèle au livre. Le propos est assez intéressant notamment à l’époque de Freud et de la découverte des rêves et du monde de l'inconscient amenant une nouvelle dimension dans l'analyse des comportements humains. Bon livre en tout cas.
Critique : Arthur Schnitzler (1862-1931) est un écrivain et médecin autrichien. Après avoir étudié la médecine et obtenu son doctorat en 1885, il travaille à l'hôpital général de Vienne, mais finit par abandonner la médecine pour se tourner vers l'écriture après le décès de son père (1893) qui s'y opposait. La Nouvelle rêvée, une nouvelle parue en 1929 a fait l'objet d'une adaptation cinématographique par Stanley Kubrick en 1999, Eyes Wide Shut, son dernier film.
Vienne au début du XXème siècle. Fridolin est médecin, marié avec Albertine, ils ont une petite fille de six ans et forment un couple heureux. Un soir, appelé au chevet de l'un de ses patients il ne peut que constater le décès. C'est aussi le moment choisi par Marianne, la fille du défunt, pour avouer son amour au médecin. Troublé Fridolin s'éloigne dans la nuit, hésite mais ne consomme pas une jeune prostituée avant de tomber par hasard dans un café, sur un vieil ami perdu de vue depuis longtemps, devenu pianiste et qui va jouer tout à l'heure dans un endroit inconnu, lors d'une partie fine entre membres masqués d'une société secrète. Excité, Fridolin insiste pour suivre son ami qui pourtant le met en garde contre le danger encouru s'il est démasqué…
Un texte particulièrement intrigant car il mêle le mystère – réalité et rêve -, l'érotisme (discret pour notre époque actuelle) et la psychanalyse chère à Freud où le rêve est le refuge de la pulsion refoulée. D'un côté, Fridolin va vivre une nuit presque torride, avec Marianne et la prostituée qui étaient partantes mais qu'il ne touchera pas, puis lors de la soirée libertine quand il sera fortement attiré par une femme superbe et nue, qui elle se refusera et lui enjoindra de quitter les lieux au plus vite. Rentré au petit matin, sa femme à peine réveillée va lui raconter son rêve, non seulement elle faisait l'amour avec un officier danois – réellement croisé l'an passé quand ils étaient en villégiature – mais elle regardait sans peine son mari se faire torturer. Cet aveu d'assouvissement onirique d'un fantasme de son épouse rend fou de jalousie Fridolin. le couple va-t-il résister à cet événement ? Avec cette nouvelle, Schnitzler ouvre les portes à de multiples interprétations et les spécialistes ne se sont pas privés depuis sa parution comme vous vous en doutez. Creuser l'inconscient humain c'est s'aventurer dans un gouffre sans fond. le texte est court évidemment, l'écriture irréprochable et le lecteur toujours en éveil (le seul dont on soit certain qu'il ne dorme pas !) à tenter de démêler le vrai du faux, le réel de l'inconscient, la réalité du rêve, fasciné par cette mise en lumière de caractères et de pensées qui normalement restent dans l'ombre protectrice de notre moi le plus secret.
Extraits
Le temps s’étendait, parfaitement superflu, devant lui. Rien ni personne ne l’intéressait. Il ressentit une légère compassion pour lui-même. Très furtivement, de façon inopinée, l’idée lui vint de se rendre dans une gare quelconque, de partir, la destination était sans importance, de disparaître aux yeux de tous ceux qui l’avaient connu, de resurgir quelque part dans un lieu étranger et de commencer une nouvelle vie en devenant un autre homme, un homme nouveau.
Ni la réalité d’une nuit, ni même celle de toute une vie humaine ne peut signifier notre vérité intime. Et il n’y a pas de rêve qui soit totalement un rêve.
Il fit monter Fridolin dans le magasin par un escalier en colimaçon. Cela sentait la soie, le velours, les parfums, la poussière et les fleurs séchées ; des éclairs argent et rouge traversaient l’obscurité ambiante ; et soudain brillèrent une foule de petites lampes entre les armoires ouvertes d’un long couloir étroit dont l’extrémité se perdait dans l’obscurité. De gauche et de droite étaient suspendus des costumes de toutes sortes ; d’un côté des chevaliers, des pages, des paysans, des chasseurs, des savants, des Orientaux, des bouffons, de l’autre des Dames de cour, de nobles demoiselles, des paysannes, des caméristes, des Reines de la Nuit. Au-dessus des costumes, on pouvait voir les couvre-chefs correspondants, et Fridolin avait la sensation de marcher à travers une allée de pendus sur le point de s’inviter mutuellement à danser.