Gilles : Amateur des livres de Kawabata, qui propose des courts récits nous restituant l'univers particulier de la culture japonaise, j'ai poursuivi avec "Pays de neige" la découverte de son oeuvre. La nature est célébrée, le rapport de l'homme à celle-ci, les codes de conduite très différents des nôtres et les rituels associés sont décrits dans une écriture pleine de sensibilité et de pudeur. Malgré tout, je suis resté extérieur à ce récit qui m'a semblé en-dessous des autres livres lus de cet auteur ("Les Belles endormies", "Nuée d'oiseaux blancs notamment"). Il reste le charme de la littérature japonaise avec quelques très beaux passages (voir extraits ci-dessous).
Critique : C'est le début de l'hiver et Shimamura, riche oisif tokyoïte se rend pour la deuxième fois dans une petite station thermale du Pays de neige. Au printemps, il y avait fait la connaissance de Komako, une des geishas qui vivent dans les auberges de montagne. Dans le train qui l'emporte vers les sommets, il ne peut s'empêcher de remarquer la beauté de Yôkô alors même qu'il a entrepris ce voyage pour rejoindre Komako. Sur place, la geisha se donne corps et âme à cet homme pourtant distant, et par ailleurs, marié et père de famille, qu'elle sait n'être que de passage dans sa vie. Pourtant, à l'automne, il revient encore une fois vers elle. Récit d'une passion qui n'ose dire son nom, Pays de neige est aussi le livre de la lenteur, de la beauté, de la nature, de la poésie. Kawabata nous emmène dans les montagnes japonaises pour un voyage au pays de la sérénité, à une époque désormais révolue quand les riches habitants de la capitale partaient se ressourcer dans les montagnes pour se purifier et se reposer. Là, ils étaient accueillis par des geishas chargées de les divertir et de les dorloter. Shimamura est de ces hommes qui n'ont pour but que de s'entourer de beauté, sans autre souci que de satisfaire leurs désirs. Esthète, il aime l'art, la danse, surtout les ballets européens, il est sensible à la douceur d'un tissage ou d'une peau de femme, la lumière des étoiles, la majesté des cimes enneigées, le charme d'un regard, les notes d'un shamisen. Dans le village d'altitude où il se retire, Komako et Yôkô symbolise, l'une la passion, l'autre le mystère tout en restant insaisissables toutes les deux. Spectateur, Shimamura observe, subit, s'émeut, s'émerveille, se réjouit. La palette des sentiments des deux amants reste dans le non-dit, la subtilité, la pudeur. Par contre, la nature environnante étale ses beautés, de la blancheur immaculée de la neige à la rousseur exubérante des feuilles d'érable, du vert scintillant des rizières à l'éclat argenté de la chaume... Un roman délicat et sensuel, à goûter comme un cadeau du passé venu d'un Japon idéal et rêvé. Un chef d'oeuvre tout en simplicité..
Extraits
Sur le fond, très loin, défilait le paysage du soir qui servait, en quelque sort, de tain mouvant à ce miroir; les figures humaines qu'il réfléchissait, plus claires, s'y découpaient un peu comme les images en surimpression dans un film. Il n'y avait aucun lien, bien sûr, entre les images mouvantes de l'arrière-plan et celles, plus nettes , des deux personnages; et pourtant tout se maintenait en une unité fantastique, tant l'immatérielle transparence des figures semblait correspondre et se confondre au flou ténébreux du paysage qu'enveloppait la nuit, pour composer un seul et même univers, une sorte de monde surnaturel et symbolique qui n'était plus d'ici. Un monde d'une beauté ineffable et dont Shimamura se sentait pénétré jusqu'au cœur, bouleversé même, quand d'aventure quelque lumière là-bas, au loin dans la montagne, scintillait tout à coup au beau milieu du visage de la jeune femme, atteignant à un comble inexprimable de cette inexprimable beauté. Dans le ciel nocturne, au-dessus des montagnes, le crépuscule avait laissé quelques touches de pourpre attardée et l'on pouvait encore distinguer, très loin, sur l'horizon, la découpure des pics isolés. Mais ici, plus près, c'était le défilé constant du même paysage campagnard, complètement éteint maintenant et privé de toute couleur. Rien pour y retenir l'oeil. Il défilait comme un flot de monotonie,d'autant plus neutre et d'autant plus estompé, d'autant plus vaguement émouvant qu'il courait pour ainsi dire sous les traits de la jeune femme, derrière ce beau visage émouvant qui semblait le rejeter tout autour dans la même grisaille. L'image même de ce visage, il est vrai, semblait si peu matérielle qu'elle devait être transparente elle aussi. Cherchant à savoir si elle l'était vraiment, Shimamura crut un mouvement voir le paysage au travers, mais les images passaient si vite qu'il lui fut impossible de contrôler cette impression. L'éclairage dans le wagon, manquait d'intensité, et ce que voyait en reflet Shimamura était loin d'avoir le relief et la netteté d'une image dans un vrai miroir . Aussi en vint-il facilement à oublier qu'il contemplait une image reflétée dans une glace, pris peu à peu par le sentiment que ce visage féminin, il le voyait dehors, flottant et comme porté sur le torrent ininterrompu du paysage monstrueux et enténébré. Ce fut alors qu'une lumière lointaine vint resplendir au milieu du visage. Dans le jeu des reflets, au fond du miroir, l'image ne s'imposait pas avec une consistance suffisante pour éclipser l'éclat de la lumière, mais elle n'était pas non plus incertaine au point de disparaître sous elle. Et Shimamura suivit la lumière qui cheminait lentement sur le visage, sans le troubler. Un froid scintillement perdu dans la distance. Et lorsque son éclat menu vint s'allumer dans la pupille même de la jeune femme, lorsque se superposèrent et se confondirent l'éclat du regard et celui de la lumière piquée dans le lointain, ce fut comme un miracle de beauté s'épanouissant dans l'étrange, avec cet oeil illuminé qui paraissait voguer sur l'océan du noir et les vagues rapides des montagnes."
« Oh ! la Voie lactée… elle est splendide » s'exclama Komako, courant toujours devant lui, les yeux levés vers le ciel. La Voie lactée… En la regardant lui aussi, Shimamura eu l'impression d'y nager, tant sa phosphorescence lui parut proche, comme si elle l'eût aspiré jusque-là. le poète Bashô en voyage, était-ce sous l'impression de cette immensité resplendissante, éblouissante, qu'il l'avait décrite comme une arche de paix sur la mer déchaînée ? Car c'était juste au-dessus de lui qu'elle inclinait sa voûte, enserrant la terre nocturne de son étreinte pure, indéchiffrable, sans émoi. Image pure et proche d'une volupté terrible, sous laquelle Shimamura, un bref instant, se représenta sa propre silhouette découpée en une ombre aussi multiple qu'il y avait d'étoiles, aussi innombrablement multipliées qu'il y avait là-haut de particules d'argent dans la lumière laiteuse et jusque dans le reflet miroitant des nuages, dont chaque gouttelette infime et rayonnante de lumière se confondait avec son infinité, tant le ciel était clair, d'une limpidité et d'une transparence inimaginables. Cette écharpe sans fin, ce voile infiniment subtil, subtilement tissé dans l'infini, Shimamura ne pouvait en détacher son regard.