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Lord Jim (Conrad, Joseph)

Gilles : Très beau livre. L'histoire est assez simple et décrit, dans un premier temps, l'humiliation d'un jeune marin idéaliste lors d'un naufrage, puis, ensuite, sa renaissance dans une tribu dans la jungle en Malaisie. Ce livre a été écrit en 1900 et est très moderne dans son écriture. Conrad multiplie les points de vue et donne une vision multiple et dense du personnage illustrant le destin des hommes et leur difficulté à faire face aux épreuves lorsqu'elles se présentent. Il est original aussi par son propos : décrire la seconde chance d'un homme meurtri par son impuissance lors du naufrage. Il est profondément humain aussi avec la bienveillance de Conrad via le narrateur envers son personnage fragile.


Critique : Jim, âme démesurément romantique, pour qui le devoir et l'honneur comptent plus que tout, se trouve hanté par l'humiliation et la honte suite au naufrage du Patna sur lequel il servait. Cette impuissance à surmonter cette épreuve est une tache qui souille ses idéaux de droiture et de pureté. Au cours de son procès, il rencontre Marlow, le narrateur de l'histoire et se confie progressivement à lui. Jim est un être entouré d'une « épaisse brume » qui ne laisse paraître son âme que par trouées fugaces. Marlow se prend d'amitié pour lui et tente de lui trouver une situation. Il se sent le devoir de venir en aide à celui dont il rappelle régulièrement et d'une façon mystérieuse, dans un esprit de forte solidarité entre marins : « Car c'était l'un des nôtres ». Dans ce roman où, somme toute, les faits sont très simples, tout est affaire de perception et de psychologie. Très vite, le style très dense crée une atmosphère épaisse et lourde. Les points de vue se multiplient ainsi que les transitions abruptes. Les récits s'imbriquent comme des poupées russes avec, d'une part, Jim racontant à Marlow et, d'autre part, Marlow relatant ce récit à des amis après un dîner, en l'entrecoupant des descriptions et interventions d'autres personnages. La narration n'est pas linéaire. Conrad est coutumier de ce type de mise en abyme : l'effet d'éloignement confère un caractère mythique au récit conté. Il m'apparaissait au départ que Conrad décrivait les choses d'une manière trop exhaustive et semblait vouloir surcharger l'histoire de notes dissonantes. Il crée ainsi un effet d'étrangeté et ce qui semblait n'appeler qu'une seule conclusion ouvre d'autres possibilités. La description des états d'âme est poussée et pourtant elle me fait perdre pied. Dans cette narration éclatée où les scènes s'entrechoquent, je me suis senti comme dans un rêve sombre et engourdissant, dans lequel nombre de retours en arrière et changements de perspective brouillent les repères.L'histoire de Jim est délayée dans des longueurs qui deviennent suffocantes, presque lassantes et cependant elle acquiert un pouvoir de fascination, malgré le peu d'actions de cette histoire. Jim apparaît à Marlow par moments inconsistant, résigné et très éloigné et à d'autres piqué au vif dans une attitude de rébellion et d'orgueil ; Marlow ne parvient pas à bien cerner sa personnalité et ses motivations. Il y a chez Jim quelque chose de saturnien : il semble être un astre solitaire habité par la mélancolie qui évolue dans des contrées sidérales vastes et éloignées du soleil. Il est comme possédé par une sorte de « vague des passions ».Jim est ainsi dépeint comme « une formidable énigme » insondable dont on peut seulement percevoir quelques traits partiels comme « des éclairs au milieu de la nuit ». La réalité, ou ce que Conrad nous présente comme tel, est décrite avec une telle intensité qu'elle en devient presque irréelle. Elle se dérobe sans cesse aux investigations pour laisser le narrateur et le lecteur dans une grande perplexité. On perçoit seulement une lumière confuse comme le « halo de la lune à travers les nuages ». La narration, semblable à un maelström, est construite comme un bouillonnement de souvenirs remontant à la conscience de Marlow. Il raconte l'histoire en associant des souvenirs par analogie qui viennent nourrir, parfois éclairer et souvent brouiller le propos principal. Dans une atmosphère oppressante, suffocante, densifiée par un style riche, foisonnant et dissonant, créant une vision où se superposent plusieurs dimensions donnant une vue d'ensemble qui met mal à l'aise par sa profonde bizarrerie, le fil conducteur de l'histoire devient flou et le récit se mue en une vertigineuse descente remplie d'échos (car les voix de la narration sont démultipliées) où la notion de temps n'a plus rien d'unifiée.Je ne peux m'empêcher de voir une portée philosophique dans cette histoire : le déclin et la mort des principes de noblesse, d'honneur et de courage face à l'écrasant et implacable pouvoir grandissant du matérialisme et du profit ; le triomphe du progrès qui amène avec lui une crise de conscience et un chaos magistralement rendus par la narration. Roman aux allures de tragédie grecque, Lord Jim me semble être l'allégorie du crépuscule d'un monde.



Extraits


Le Patna franchit les Détroits, traversa le golfe, suivit le passage du premier degré. Il piqua droit vers la mer rouge, sous un ciel serein, sous un ciel torride et sans nuage, sous un éclaboussement de soleil qui tuait toute pensée, serrait le cœur, desséchait toute impulsion de force et d’énergie. Et sous la splendeur sinistre de ce ciel, la mer bleue et profonde restait impassible, sans un mouvement, sans un pli, sans une ride, visqueuse, stagnante, mort. Avec un léger sifflement, le Patna coupait cette plaine unie et lumineuse, déroulait dans le ciel son noir ruban de fumée, laissait derrière lui sur l’eau un ruban blanc d’écume, tout de suite effacé, comme un fantôme de piste tracée sur une mer morte par un fantôme de navire.


C'était aussi moi qui, un instant plus tôt, avais été si sûr du pouvoir des mots, et qui maintenant avais peur de parler, de même qu'on n'ose pas bouger de crainte de lâcher une prise glissante. C'est lorsque nous essayons de nous colleter avec la nécessité intime d'un autre humain que nous nous rendons compte combien sont incompréhensibles, vacillants et nébuleux les êtres qui partagent avec nous la vision des étoiles et la chaleur du soleil. Tout se passe comme si la solitude était une condition absolue et pénible de l'existence ; devant la main que l'on tend on voit se dissoudre l'enveloppe de chair et de sang sur laquelle est fixé le regard, et il n'y a plus que l'âme capricieuse, inconsolable, et insaisissable, que nul regard ne peut suivre, qu'aucune main ne peut retenir. C'est la peur de le perdre ainsi qui me retint de parler, car la conviction naquit soudain en moi, avec une force inexplicable, que, si je le laissais s'enfuir et disparaître dans les ténèbres, jamais je ne me le pardonnerais.


C'était sa caractéristique ; il était extérieurement et fondamentalement abject, comme d'autres hommes ont de façon marquée l'air généreux, distingué ou vénérable. Son abjection était l'élément de sa nature qui imprégnait tous ses actes, passions et émotions ; ses rages étaient abjectes, son sourire était abject, sa tristesse était abjecte ; il était poli et indigné de façon également abjecte. Je suis sûr que son amour eût été le plus abject des sentiments - si tant est qu'on puisse imaginer un insecte aussi répugnant touché par l'amour ? Et ce qu'il y avait de répugnant en lui était si abject aussi, qu'une personne simplement dégoûtante aurait semblé noble à côté de lui. Ce personnage n’a de place ni à l’arrière-plan ni au premier plan de notre histoire ; on ne l’y voit que promenant sa tête d’enterrement aux abords de la scène ; énigmatique et immonde, il en empestait l’atmosphère embaumée de jeunesse et de naïveté.

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