Gilles : Très admiratif de cet écrivain, je n'avais lu de lui que des formes courtes (proses de journaux ou nouvelles). J'étais très curieux de le lire dans une forme plus longue comme le roman. Qualité exceptionnelle d'écriture. Celle-ci est, du début à la fin, sur le fil, alternant candeur, naïveté, bonheur de vivre, dérision, ironie, auto-dérision, réalisme. A tout moment, il donne l'impression qu'il va tomber dans la folie ou l'exclusion sociale tellement ses aspirations de vie libre se cognent aux réalités de la vie, mais, comme le funambule, il garde l'équilibre. Dans la vie, Walser se fera interner.
Critique : Vous avez l'impression qu'il vous mène de manière décousue d'un point à l'autre, sans réel fil conducteur, si ce n'est son héros, Simon Tanner, que l'on suit au gré de ses errements. Ce Simon est d'ailleurs un drôle de personnage. Nous faisons sa connaissance alors qu'il tente de convaincre le patron d'une librairie de l'embaucher, en lui expliquant que bien qu'il n'ait pas de références, et qu'il ait quitté ses dernières places assez rapidement parce qu'elles ne lui convenaient pas, il sera l'employé idéal ... Et il a de la faconde, Simon ! Malgré la première impression qu'il donne, d'être instable, et beau parleur, il est tellement passionné par son discours, et montre tant d'aisance dans l'argumentation, qu'il finit par convaincre... Il quittera peu de temps après la librairie. Telle est l'existence de Simon : à vingt et un ans, il passe d'une situation à l'autre, se lassant aussi vite qu'il s'enthousiasme, occupant des places avec la vague intention d'être en accord avec ce que la société attend de lui, pour rapidement, sa lucidité reprenant le dessus, réaliser que ce chemin ne lui convient pas, que la vie, sa vie, est ailleurs... Cadet d'une fratrie de cinq enfants, il traverse cette vie en électron libre, au jour le jour, suivant ses envies et ses inspirations, souvent soudaines. Il n'a pas d'ambition, au sens social du terme, l'argent ne l'intéresse pas, car il se contente de peu, la couleur du ciel, d'un aliment dans une assiette, le sourire d'un enfant, suffisant à le combler. Contemplatif, il est aussi un observateur attentif du monde qui l'entoure, heureux d'y vivre, tout simplement, et peu enclin à embrasser une vie d'adulte "responsable" et "rangée". Ceux qu'ils côtoient lui reconnaissent quelque chose de spécial, sans parvenir à le définir précisément. Ils seraient tentés, face à son manque d'ambition, et à ce qui pourrait passer pour de la paresse, de le considérer avec mépris, et en même temps, il se dégage de lui une aura inhabituelle, qui exerce une forme de séduction, et laisse deviner une intelligence, un talent qu'on admire sans bien le cerner.Les autres enfants Tanner font dans le récit des apparitions plus ou moins fugaces, Simon entretenant avec eux des relations qui vont de la distance courtoise, à une complicité profonde s'agissant de son frère Kaspar, artiste peintre, ou de sa sœur Hedwig, dont il se rapproche intimement lors d'un séjour qu'il effectue chez elle. L'écriture de Robert Walser est remarquable. Les envolées lyriques ou les fines analyses qu'inspirent à Simon l'observation de son environnement, alternent avec d'intelligents dialogues, à l'occasion desquels les personnages expriment leurs sentiments avec justesse et précision. Attaché aux pas du héros qui le conduit tout au long de son fantasque parcours, le lecteur savoure ainsi chaque phrase, chaque mot... un vrai bonheur de lecture !.
Extraits
Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l'air d'un adolescent entra chez un libraire et demanda qu'on voulût bien le présenter au patron. Ce que l'on fit. Le libraire, un vieil homme très digne, dévisagea avec attention ce garçon qui se tenait devant lui un peu gêné, et l'invita à parler. « Je veux être libraire, dit le jeune homme, c'est une envie que j'ai et je ne vois pas ce qui pourrait m'empêcher de la suivre jusqu'au bout. je me suis toujours imaginé le commerce des livres comme quelque chose de merveilleux, un bonheur, et il n'y a aucune raison pour que j'en sois privé plus longtemps. Regardez, monsieur, comme je suis là devant vous, je me sens une extraordinaire aptitude à vendre des livres dans votre magasin, en vendre autant que vous pourriez souhaiter. Je suis un vendeur-né : affable, vif, poli, rapide, parlant peu, décidant vite, comptant bien, attentif, honnête, mais pas non plus aussi bêtement honnête que j'en ai peut-être l'air. Je sais baisser un prix quand j'ai affaire à un pauvre diable d'étudiant et je sais aussi le faire monter s'il ne s'agit que de rendre service aux riches, dont je vois bien que parfois ils ne savent que faire de leur argent. Je crois malgré mon jeune âge posséder une certaine connaissance des hommes. D'autre part, j'aime les hommes, si différents soient-ils : je ne me servirais donc jamais de ma connaissance des hommes pour avantager l'un plutôt que l'autre, pas plus que mes concessions aux pauvres diables n'iraient jusqu'à nuire à l'intérêt de vos affaires, monsieur. En un mot : sur ma balance de vendeur l'amour des hommes sera en parfait équilibre avec la raison commerciale, laquelle me paraît tout aussi importante et nécessaire à la vie qu'une âme aimante et généreuse. Je saurai trouver le juste milieu, soyez-en dès maintenant convaincu.
Plusieurs semaines s'écoulèrent et le nouveau printemps s'annonça ; l'air était plus humide et plus doux, on percevait des odeurs et des bruits indécis qui paraissaient monter de la terre. La terre était molle, on marchait sur elle comme sur de gros tapis élastiques. On s'obligeait à écouter chanter les oiseaux. " ça m'a tout l'air du printemps ", disaient pour s'aborder dans la rue les gens sensibles. Même les murs des maisons prenaient une certaine odeur, une couleur plus chargée. Tout avait l'air étrange alors qu'il s'agissait d'une chose si ancienne et si connue, mais on la ressentait comme entièrement nouvelle, elle provoquait un sentiment bizarre, violent.
Le corps, les sens, la tête, les pensées, tout cela bougeait comme si cela voulait se remettre à pousser. L'eau du lac avait des reflets chauds et les ponts qui s'élançaient sur le fleuve paraissaient plus cambrés. Les drapeaux flottaient au vent et cela faisait plaisir de les voir flotter. Quand le soleil parut enfin, les gens sortirent par groupes et en rangs sur la chaussée blanche et bien propre. Ils s'arrêtaient pour mieux sentir la caresse de la chaleur. Il y eut beaucoup de manteaux laissés chez soi. On pouvait voir les hommes retrouver des gestes plus libres et les femmes faisaient des yeux étranges comme si l'âme allait leur sortir du cœur.