Gilles : Découvert également au travers d'une exposition des peintures d'Anselm Kiefer à Beaubourg. Des poésies de haut vol avec une langue nouvelle. A la fois difficile à lire et comprendre (des notes donnent des éléments d'explications) et agréable de par la beauté des mots.
Critique : Un recueil , une anthologie plutôt mais dont le choix, la disposition, la présentation bilingue sont voulus par l'auteur lui-même qui en a décidé en 1968. La poésie de Celan est difficile, hermétique, de celles où on entre sur la pointe des pieds - une sorte de noir sanctuaire du néant, habité d'effroi où se dessine une parole sobre, au souffle coupé. On y retrouve les vocables de la poésie - cristal, nuit, étoile, amande, oeil ...- mais accouplés différemment, déliés de leur imagerie poétique usuelle et réconfortante. Un autre poète, Theodor Adorno, disait qu'il ne pouvait y avoir de poésie après Auschwitz. Paul Celan, dont les parents moururent dans la grande catastrophe de la Shoah, semble vouloir braver cet interdit : il écrit non une" poésie de l'après-Auschwitz, mais une poésie d'après Auschwitz". D'où cet agencement nouveau des mots, qui crée un nouveau langage, fait pour un monde hanté par la disparition des êtres et la destruction des valeurs.C'est devant un grand tableau d'Anselm Kiefer que j'ai rencontré Paul Celan pour la première fois : Oh Halme, ihr Halme, Oh Halme der Nacht ..- Oh épis, vous épis, ô épis de la nuit- On reste pétrifié devant un champ immense, granuleux et sombre, tout hérissé de chaumes calcinés et blessants, à l'horizon duquel le ciel noir était couvert, oui couvert, par le poème de Celan, écrit à l'encre blanche, de la main appliquée et un peu tremblante de Kiefer... Il reste comme une incantation en noir et blanc sur un paysage concentrationnaire, une formule mystérieuse et pleine de douleur, et c'est sans doute aussi bien comme cela. Sur le tableau de Kiefer le poème de Celan est moins seul.
Extraits , COMPTE LES AMANDES Compte les amandes, compte ce qui était amer et t’a tenu en éveil, compte-moi au nombre de tout cela : je cherchais ton œil quand tu l’as ouvert et que personne ne te regardait, j’ai tourné ce fil secret sur lequel la rosée que tu pensais a glissé en bas jusqu’aux cruches que protège une formule qui n’a trouvé le cœur de personne. C’est là-bas seulement que tu es entré tout entier dans le nom qui est le tien, que tu as marché d’un pied sûr vers toi-même, que les marteaux se sont balancés librement dans le beffroi de ton silence, que le tout juste Entendu est soudain venu jusqu’à toi, que le déjà-mort t’a aussi entouré de son bras, et vous êtes allés trois en un dans le soir. Rends-moi amer. Compte-moi au nombre des amandes.
Extraits, PAVOT ET MEMOIRE (MOHN UND GEDÄCHTNIS)
LA NUIT, quand le pendule de l'amour balance entre Toujours et Jamais, ta parole vient rejoindre les lunes du cœur et ton œil bleu, d'orage tend le ciel à la terre. D'un bois lointain, d'un bosquet noirci de rêve l'Expiré nous effleure et le Manqué hante l'espace,
grand comme les spectres du futur.
Ce qui maintenant s'enfonce et soulève
vaut pour l'Enseveli au plus intime :
embrasse, aveugle, comme le regard
que nous échangeons, le temps sur la bouche.