Gilles : Témoignage sensible pour un ami de jeunesse en Haïti qui a choisi d'écrire, d'aimer ses semblables jusqu'à en arriver au désespoir. Le regard poétique de celui qui est resté à distance (journaliste) pour son ami qui s'est brûlé les ailes.
Critique: Un très beau livre signé Lyonel Trouillot. Tout est sublime, de la langue de Trouillot jusqu'à cette réflexion sur le sens de la poésie dans le monde moderne et surtout, de l'amitié. L'histoire est celle d'un couple d'amis qui découvre, en regardant les journaux télévisés, la mort de Pedro, un des leurs. Pedro, un artiste de tout et de rien, récitant un jour de la poésie à qui veut bien l'entendre, distribuant des pages de recueils déchirés, saoul la plupart du temps et à terre toujours, avait quitté Haiti pour partir en tournée en Europe. Et c'est à Paris que Pedro se tue en sautant d'un immeuble. Accident ? Non, ses deux survivants d'amis savent bien que ses blessures à lui étaient tellement énormes qu'elles prendraient un jour le dessus. Mais pourquoi, Pedro, pourquoi être parti si loin ? "Ici, nous t'aurions rattrapé avant que ton corps touche le sol. Ici, on a appris à amortir les chutes. Et puis, où t'aurais trouvé un immeuble de douze étages! Même les banques et ces saletés de compagnies qui détiennent des monopoles n'en construisent pas de si hauts. Ici, on est déjà par terre et personne ne tombe dans le vide. Nous t'aurions rattrapé. Et puis, toi qui parlais tout le temps, tu aurais pu nous dire. Nous t'aurions suivi. Nous aurions monté la garde autour de toi. Comme ce soir où tu es parti en titubant. Nous savions que ce soir-là nous ne devions pas te laisser seul. Ton père t'avait encore traité de honte de la famille. Mais ce n'est pas la honte que tu portais en toi quand tu courais dans les rues en criant : "Le désespoir est une forme supérieure de la critique." Tout le roman est construit sous la forme d'une lettre à ce suicidé. Oh, pourtant, cet ami là, ce Pedro, n'était pas exemplaire. Malheureux pour un rien et le verbe haut, jamais il n'a, lui, prêté ses oreilles aux malheurs -d'autant plus douloureux que silencieux- de ses amis : "Le deuxième soir, nous t'avons écouté déblatérer sur les agents de commerce. L'Estropié n'a pas dit que son père à lui, ses enfants l'appelaient Méchant. Qu'il y avait des douleurs plus grandes que les tiennes. Ces choses là ne se disent pas. En tout cas, pas le premier soir. Ni le deuxième. Tu y allais trop vite. Mais c'était ça, Pedro. Tu allais vers les autres plus vite que les autres. Et quand on choisit un ami, on choisit aussi ses faiblesses. L'Estropié et moi nous sommes adaptés à ton rythme. "Homme libre, toujours tu chériras la mer..." le deux-pièces, c'était notre bateau. Tu es monté dans le bateau et, le troisième soir, avant de vider la bouteille nous tanguions déjà tous les trois." Car il s'agit de cela, des liens étranges qui attachent les êtres et les destins. Ce qui relie ces trois êtres là, le narrateur ne pourra jamais mettre la main dessus, c'est quelque chose qui le dépasse et qui nous dépasse tous. Ni le narrateur ni l'Estropié, le troisième comparse, n'ont réussi à sauver Pedro. La poésie, elle non plus, n'a pas sauvé Pedro. Que reste-t-il au narrateur et à l'Estropié ? Rien. Une parabole dont il ne parviennent à déchiffrer le sens et le véritable destinataire. Un portrait sublime sur un artiste "autre" et un questionnement permanent sur l'amitié et le sens de la vie.
Extraits
Tu aimais les vieilles presque autant que les enfants, et, toutes fières, avec des sourires de bal de débutantes, elles grimpaient à ton bras cette satanée colline qui avait épuisé leurs rêves, leurs jambes, leurs amours. Le dernier homme à leur avoir donné le bras avant toi était mort depuis longtemps. Va-t'en savoir pourquoi, cette putain de colline est une machine à faire des veuves.
Ici, nous t'aurions rattrapé avant que ton corps touche le sol. Ici, on a appris à amortir les chutes. Et puis, où t'aurais trouvé un immeuble de douze étages! Même les banques et ces saletés de compagnies qui détiennent des monopoles n'en construisent pas de si hauts. Ici, on est déjà par terre et personne ne tombe dans le vide. Nous t'aurions rattrapé. Et puis, toi qui parlais tout le temps, tu aurais pu nous dire. Nous t'aurions suivi. Nous aurions monté la garde autour de toi. Comme ce soir où tu es parti en titubant. Nous savions que ce soir-là nous ne devions pas te laisser seul. Ton père t'avait encore traité de honte de la famille. Mais ce n'est pas la honte que tu portais en toi quand tu courais dans les rues en criant : "Le désespoir est une forme supérieure de la critique."
Les vivants aussi méritent notre attention. Encore un paradoxe, cette maladie de n'écouter que les morts. Une personne se tient au bord de la falaise. Nous parle. Personne ne l'entend. Elle tombe. C'est alors seulement que le cri, dont il ne reste que l'écho, nous intéresse, pas besoin d'exégèse.